Oeuvres complètes, v 4-5 | Page 3

Alfred de Musset
ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles
étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux
seigneurs.
L'ORFÈVRE.
Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin; ce sont celles-là qu'on
arrose de vin et qu'on frotte sur les murailles avec le moins de regret.
Que les grands seigneurs s'amusent, c'est tout simple,--ils sont nés pour
cela; mais il y a des amusements de plusieurs sortes, entendez-vous?

LE MARCHAND.
Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d'autres.
Qu'entendez-vous vous-même, père Mondella?
L'ORFÈVRE.
Cela suffit;--je me comprends.--C'est-à-dire que les murailles de tous
ces palais-là n'ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur fallait
moins de force pour défendre les aïeux de l'eau du ciel, qu'il ne leur en
faut pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin.
LE MARCHAND.
Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc dans ma
boutique que je vous montre une pièce de velours.
L'ORFÈVRE.
Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin; un bon verre de vin vieux
a une bonne mine au bout d'un bras qui a sué pour le gagner; on le
soulève gaiement d'un petit coup, et il s'en va donner du courage au
coeur de l'honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce sont
des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux de la cour. A qui
fait-on plaisir en s'abrutissant jusqu'à la bête féroce? A personne, pas
même à soi, et à Dieu encore moins.
LE MARCHAND.
Le carnaval a été rude, il faut l'avouer; et leur maudit ballon m'a gâté de
la marchandise pour une cinquantaine de florins[A]. Dieu merci! les
Strozzi l'ont payé.
[Note A: C'était l'usage au carnaval de traîner dans les rues un énorme
ballon qui renversait les passants et les devantures des boutiques. Pierre
Strozzi avait été arrêté pour ce fait. (Note de l'auteur.)]
L'ORFÈVRE.

Les Strozzi! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main sur
leur neveu! Le plus brave homme de Florence, c'est Philippe Strozzi.
LE MARCHAND.
Cela n'empêche pas Pierre Strozzi d'avoir traîné son maudit ballon sur
ma boutique, et de m'avoir fait trois grandes taches dans une aune de
velours brodé. A propos, père Mondella, nous verrons-nous à
Montolivet?
L'ORFÈVRE.
Ce n'est pas mon métier de suivre les foires; j'irai cependant à
Montolivet par piété. C'est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet tous
les péchés.
LE MARCHAND.
Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les marchands
plus que tous les autres jours de l'année. C'est plaisir de voir ces bonnes
dames, sortant de la messe, manier, examiner toutes les étoffes. Que
Dieu conserve Son Altesse! La cour est une belle chose.
L'ORFÈVRE.
La cour! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous. Florence était encore
(il n'y a pas longtemps de cela) une bonne maison bien bâtie; tous ces
grands palais, qui sont les logements de nos grandes familles, en étaient
les colonnes. Il n'y en avait pas une, de toutes ces colonnes, qui
dépassât les autres d'un pouce; elles soutenaient à elles toutes une
vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là-dessous sans
crainte d'une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde deux
architectes malavisés qui ont gâté l'affaire; je vous le dis en confidence,
c'est le pape et l'empereur Charles. L'empereur a commencé par entrer
par une assez bonne brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont
jugé à propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, à savoir
celle de la famille des Médicis, et d'en faire un clocher, lequel clocher a
poussé comme un champignon de malheur dans l'espace d'une nuit. Et

puis, savez-vous, voisin? comme l'édifice branlait au vent, attendu qu'il
avait la tête trop lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier
devenu clocher par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et
on a appelé cela la citadelle: les Allemands se sont installés dans ce
maudit trou comme des rats dans un fromage, et il est bon de savoir que,
tout en jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l'oeil sur
nous autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les
marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur
garnison; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore
un estomac malade; c'est en vertu des hallebardes qui se promènent sur
la plate-forme, qu'un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel
avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le
lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres; et encore le
paye-t-on pour cela.
LE MARCHAND.
Peste! peste! comme vous y allez! vous avez
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