Numa Roumestan | Page 3

Alphonse Daudet
ses yeux de houri et la matité d'un teint où l'été ne mettait pas une rougeur.
-- Voyons, ma chère Rosalie, faisait Roumestan, qui tenait à convaincre sa femme, levez-vous et regardez ?a... Paris vous a-t- il jamais rien montré de pareil?
Dans l'immense théatre élargi en ellipse et qui découpait un grand morceau de bleu, des milliers de visages se serraient sur les gradins en étages avec le pointillement vif des regards, le reflet varié, le papillotage des toilettes de fête et des costumes pittoresques. De là, comme d'une cuve gigantesque, montaient des huées joyeuses, des éclats de voix et de fanfares volatilisés, pour ainsi dire, par l'intense lumière du soleil. à peine distincte aux étages inférieurs où poudroyaient le sable et les haleines, cette rumeur s'accentuait en montant, se dépouillait dans l'air pur. On distinguait surtout le cri des marchands de pains au lait qui promenaient de gradin en gradin leur corbeille drapée de linges blancs: ?Li pan ou la... li pan ou la!? Et les revendeuses d'eau fra?che, balan?ant leurs cruches vertes et vernies, vous donnaient soif de les entendre glapir: ?_L'aigo es fresco... Quau voù beùre?..._? L'eau est fra?che... Qui veut boire?...
Puis, tout en haut, des enfants, courant et jouant à la crête des arènes, promenaient sur ce grand brouhaha une couronne de sons aigus au niveau d'un vol de martinets, dans le royaume des oiseaux. Et sur tout cela quels admirables jeux de lumière, à mesure que -- le jour s'avan?ant -- le soleil tournait lentement dans la rondeur du vaste amphithéatre comme sur le disque d'un cadran solaire, reculant la foule, la groupant dans la zone de l'ombre, faisant vides les places exposées à la trop vive chaleur, des espèces de dalles rousses séparées d'herbes sèches où des incendies successifs ont marqué des traces noires.
Parfois, aux étages supérieurs, une pierre se détachait du vieux monument, sous une poussée de monde, roulait d'étage en étage au milieu des cris de terreur, des bousculades, comme si tout le cirque croulait; et c'était sur les gradins un mouvement pareil à l'assaut d'une falaise par la mer en furie, car chez cette race exubérante l'effet n'est jamais en rapport avec la cause, grossie par des visions, des perceptions disproportionnées.
Ainsi peuplée et animée, la ruine semblait revivre, perdait sa physionomie de monument à cicérone. On avait, en la regardant, la sensation que donne une strophe de Pindare récitée par un Athénien de maintenant, c'est-à-dire la langue morte redevenue vivante, n'ayant plus son aspect scolastique et froid. Ce ciel si pur, ce soleil d'argent vaporisé, ces intonations latines conservées dans l'idiome proven?al, ?à et là -- surtout aux petites places -- des attitudes à l'entrée d'une vo?te, des poses immobiles que la vibration de l'air faisait antiques, presque sculpturales, le type de l'endroit, ces têtes frappées comme des médailles avec le nez court et busqué, les larges joues rases, le menton retourné de Roumestan, tout complétait l'illusion d'un spectacle romain, jusqu'au beuglement des vaches landaises en écho dans les souterrains d'où sortaient jadis les lions et les éléphants de combat. Aussi, quand sur le cirque vide et tout jaune de sable s'ouvrait l'énorme trou noir du podium, fermé d'une claire-voie, on s'attendait à voir bondir les fauves au lieu du pacifique et champêtre défilé de bêtes et de gens couronnés au concours.
à présent c'était le tour des mules harnachées, menées à la main, couvertes de somptueuses sparteries proven?ales, portant haut leurs petites têtes sèches ornées de clochettes d'argent, de pompons, de noeuds, de bouffettes, et ne s'effrayant pas des grands coups de fouet coupants et clairs, en pétards, en serpenteaux, des muletiers debout sur chacune d'elles. Dans la foule, chaque village reconnaissait ses lauréats, les annon?ait à voix haute:
?Voilà Cavaillon... Voilà Maussane...?
La longue file somptueuse se déroulait tout autour de l'arène qu'elle remplissait d'un cliquetis étincelant, de sonneries lumineuses; s'arrêtait devant la loge de Roumestan, accordant une minute en aubade d'honneur ses coups de fouet et ses sonnailles, puis continuait sa marche circulaire, sous la direction d'un beau cavalier, en collant clair et bottes montantes, un des messieurs du Cercle, organisateur de la fête, qui gatait tout sans s'en douter, mêlant la province à la Provence, donnant à ce curieux spectacle local un vague aspect de cavalcade de Franconi. Du reste, à part quelques gens de campagne, personne ne regardait. On n'avait d'yeux que pour l'estrade municipale, envahie depuis un moment par une foule de personnes venant saluer Numa, des amis, des clients, d'anciens camarades de collège, fiers de leurs relations avec le grand homme et de les montrer là sur ces tréteaux, bien en vue.
Le flot succédait sans interruption. Il y en avait des vieux, des jeunes, des gentilshommes de campagne en complet gris de la guêtre au petit chapeau, des chefs d'ateliers endimanchés dans leurs redingotes marquées de plis, des
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