terme, et comment la proclamation de la république met fin,
soudain, à ces complots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets;
comment le prince et la princesse fugitifs et dépossédés, à pied, sans le
sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs
grandeurs, et se mettent tout simplement à s'aimer, ravis, en somme, de
cette chute qui les a jetés aux bras l'un de l'autre pour jamais. Ceux-ci
ne vendront pas du tabac, ils feront de la littérature en collaboration; un
recueil des plus médiocres a paru sous le titre «Poésies, par Frédéric et
Amélie.»
La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est un des rares
duos d'amour que nous ayons rencontrés au cours des romans qui nous
occupent. Il est charmant, ce duo, car l'esprit enfin y fait trêve, l'esprit
moqueur, léger, glacial et trop tendu dont M. Stevenson abuse, et qui
produit à la longue l'effet du pâté d'anguille. Pour ne trouver que le
ricanement perpétuel, autant revenir à nos incomparables contes de
Voltaire, dont l'auteur de Prince Otto s'est fortement pénétré. Où il
montre, en revanche, une véritable originalité de forme et de fond, c'est
dans l'exposition semi-scientifique d'un Cas étrange, qui mérite de
compter parmi les récits les plus suggestifs et les plus ingénieux
d'avatars et de transformations. L'histoire du _Docteur Jekyll et de Mr
Hyde_ se détache en relief puissant sur la trame un peu mince du reste
de l'oeuvre, et promet l'estime d'un ordre tout nouveau de lecteurs à M.
Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant compris qu'il craint
par-dessus tout de paraître terne et lourdement consciencieux. Terne, il
ne saurait l'être; le seul péril que l'on coure avec lui est dans l'excès du
brillant et dans sa confusion accidentelle avec le clinquant. Quant à la
conscience, elle ne sera jamais incompatible avec la liberté chez cet
Écossais greffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème. Qu'il
ne s'inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L'analyse critique qui
suit est d'ailleurs pour prouver que l'ouvrage le plus grave de M.
Stevenson n'a rien de particulièrement austère, ni surtout d'ennuyeux.
II
Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début. Peu nous
importent, par exemple, les idées et les habitudes de M. Utterson, un
personnage d'arrière-plan, dépositaire du testament bizarre qui fait
passer tous les biens de Henry Jekyll entre les mains de son ami
Edward Hyde, dans le cas de la disparition du testateur. Cette clause
insolite blesse le bon sens et les traditions professionnelles du notaire
Utterson; elle semble cacher quelque secret ténébreux, d'autant plus que
ledit Edward Hyde, prétendu «bienfaiteur» du docteur Jekyll et son
légataire universel, n'est connu de personne. Jamais Utterson n'en avait
entendu parler avant que le singulier document lui eût été confié, avec
mille précautions minutieuses; pourtant il est le plus ancien ami de
Jekyll, après le docteur Lanyon toutefois, qui, intimement lié jadis avec
son collègue, s'est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu'il donnait à
corps perdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non plus, ne
sait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement que M. Utterson
ait jamais pu recueillir sur celui-ci est de nature à augmenter sa
perplexité; c'est le hasard qui le lui fournit.
Un soir qu'il se promène dans un quartier populeux de Londres, avec
son jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui fait remarquer, presque à
l'extrémité d'une petite rue commerçante, l'entrée d'une cour qui
interrompt la ligne régulière des maisons. Juste à cet endroit, un pignon
délabré avance sur la rue ses deux étages sans fenêtres, au-dessus de la
porte dépourvue, de marteau, une porte de derrière apparemment.
«Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattache dans ma pensée à une
singulière histoire.»
Et il raconte l'acte de brutalité commis sous ses yeux, dans cette rue
même, contre un enfant, une petite fille, par un individu d'apparence
plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, il a saisi le
coupable au collet, appelé au secours; un rassemblement s'est formé, et
M. Hyde, pour éviter un scandale, a payé une forte somme aux parents
de sa victime. Il s'est rendu sous bonne escorte à son domicile, la
maison délabrée en question, et est redescendu bientôt avec un chèque
sur la banque Coutts, signé du nom le plus honorable, un nom
qu'Utterson devine sans que son cousin ait besoin de le prononcer.
«Et quelle figure a-t-il, ce Hyde?
--Il n'est pas aisé de le peindre. Je n'ai jamais vu d'homme qui m'ait
inspiré autant de dégoût, sans que je puisse expliquer pourquoi. Il vous
donne l'impression d'un être difforme, et cependant je ne saurais
spécifier sa difformité. Il est extraordinaire, voilà le fait, il est anormal.
Je crois le voir encore, tant je l'ai peu oublié, et cependant je
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.