de pareilles tendances, à collaborer
aux bibliothèques d'éducation et de récréation, c'est la preuve d'une
souplesse peu commune.
Après avoir assuré son empire sur des milliers de jeunes lecteurs dans
l'ancien et dans le nouveau monde, M. Stevenson paraît s'être dit:
«Voyons si les vieux seront plus difficiles, s'ils ne mordront pas, eux
aussi, à l'hameçon des contes bleus?» Et il lança ses _Nouvelles Mille
et une Nuits_, où la féerie se met au service de la réalité par un procédé
ravi à miss Thackeray. Combien de fois les talents à fracas ont-ils
profité des trouvailles faites par quelque talent plus modeste! C'est miss
Thackeray qui a dit la première: «Les contes de fées sont partout et de
tous les jours; nous sommes tous des princes et des princesses déguisés,
ou des ogres, ou des nains malfaisants. Toutes ces histoires sont celles
de la nature humaine, qui ne semble pas changer beaucoup en mille ans,
et nous ne nous lassons jamais des fées parce qu'elles lui sont fidèles.»
Seulement, l'auteur de Five old friends place dans un milieu bourgeois
de nos jours _la Belle au Bois dormant, Cendrillon, la Belle et la Bête,
le Petit Chaperon rouge_, etc., dont les aventures modernisées n'ont
rien que d'ordinaire, tandis que les contes arabes que M. Stevenson
transporte en Europe, sans changer rien à leur allure coulante et
négligée, conservent un caractère très exceptionnel et sont, en somme,
presque aussi merveilleux que dans les Mille et une Nuits orientales.
Prenons la première des nouvelles, et la meilleure, _le Club du suicide_:
nous n'avons pas de peine à reconnaître dans le prince Florizel de
Bohême, qui, pendant son séjour à Londres, rôde incognito par les rues,
le calife Haroun-al-Raschid, et dans son fidèle écuyer, le colonel
Geraldine, Giafar, grand vizir. Le verglas les ayant forcés à chercher
refuge dans un bar des environs de Leicester-square, ils rencontrent un
individu qui n'a de commun avec Bedreddin-Hassan que la manie
d'offrir des tartes à la crème aux gens qu'il ne connaît pas. C'est le
dénouement fou d'une carrière extravagante: le jeune homme aux tartes
à la crème (nous ne le connaîtrons que sous ce nom) prélude à la mort
par cette soirée burlesque. Le prince et son écuyer font semblant d'être
dans les mêmes dispositions que leur nouvelle connaissance, et c'est
ainsi qu'ils sont introduits par lui au Club du suicide, rendez-vous de
tous ceux qui, fatigués de la vie, désirent disparaître sans scandale.
Chaque nuit, une partie de cartes réunit ces désenchantés autour du
tapis vert. Le président du club, un dilettante d'espèce toute particulière,
bat et donne les cartes; le privilégié qu'un sort heureux gratifie de l'as
de pique disparaîtra avant l'aube par les soins obligeants du membre de
céans qui tourne l'as de trèfle. Ce jeu réunit les émotions de la roulette,
celles d'un duel et celles d'un amphithéâtre romain, il fait goûter les
impressions exquises de la peur; les gens les plus revenus de tout y
trouvent un dernier plaisir. M. Malthus, par exemple, un paralytique,
défiguré, ravagé par des excès auxquels il ne peut plus se livrer, est
membre honoraire, pour ainsi dire. Il vient, de loin en loin, quand il en
a la force, chercher une excitation qui le réconcilie avec la vie en lui
faisant redouter la mort. Il a essayé de tout, et il en est à déclarer qu'en
fait de passions, aucune n'est enivrante autant que la peur; il est poltron
avec délices, et il badine avec des terreurs sans nom. Heureusement
pour la morale, il badine une fois de trop; l'as de pique lui échoit à la
fin, et le lendemain les journaux de Londres renferment, sous la
rubrique: Triste accident, un paragraphe qui apprend au public la mort
de l'honorable M. Malthus, tombé par-dessus le parapet de
Trafalgar-square; au sortir d'une soirée, il cherchait un cab; on attribue
sa chute à une nouvelle attaque de paralysie.
Le prince Florizel aurait son tour, si Geraldine, vigilant et fidèle, ne
mettait la police secrète sur pied, en dépit des terribles serments par
lesquels s'engagent les membres du club. Personne n'est livré aux
tribunaux; le prince vient généreusement au secours de ceux des
désespérés qui méritent encore quelque pitié, puis il décide que le
repaire sera fermé et que son abominable président périra en duel. Ce
duel, qui doit avoir lieu sur le continent, est le sujet d'un second récit
beaucoup plus sensationnel encore que le premier, où il est question
d'un médecin et d'une malle qui contient un cadavre, celui de
l'adversaire désigné du président, lâchement assassiné par ce monstre.
Certes, le lecteur, quel qu'il soit, attend la suite avec autant d'impatience
que le sultan des Indes, tenu en haleine par les points suspensifs des
contes de Schéhérazade; on passe, avec une fiévreuse anxiété, à
l'histoire suivante, qui est
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