Nouvelles mille et une nuits | Page 9

Robert Louis Stevenson
intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même.
Ce visiteur est un petit homme dont l'aspect lui inspire un mélange inconnu de dégo?t et de curiosité. Il est vêtu d'habits beaucoup trop grands, qui tra?nent par terre et flottent autour de lui. Son premier mot est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez le docteur Jekyll; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis, demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y ajoute une des poudres. Le mélange, d'abord rougeatre, commence, tandis que les cristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, à devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain, l'ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé au vert pale. L'étrange visiteur a bu d'un trait.... Il crie, chancelle, se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche entrouverte, respirant à peine. Un changement s'est produit: les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d'un soubresaut brusque, l'ame noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui, pale, tremblant, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à tatons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll!...
C'est ce qu'il a entendu, ce qu'il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Le secret professionnel s'impose à lui, mais l'horreur le tuera, car il ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu'à une suprême angoisse, lui, l'ennemi et le contempteur de la science occulte: l'être difforme qui s'est glissé dans sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme assassin de sir Danvers Carew....
Quant à l'effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession du docteur Jekyll:
?Je suis né en 18..., avec une grosse fortune, quelques excellentes qualités, le go?t du travail et le désir de mériter l'estime des meilleurs entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes les garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le plus grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au bonheur de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma préoccupation de porter la tête haute devant le public, de garder une contenance particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et que, lorsque ma situation se trouva solidement établie, j'avais déjà pris l'habitude invétérée d'une vie double. Plus d'un aurait fait parade des légères irrégularités de conduite dont je me sentais coupable; mais, considérées des hauteurs où j'aimais à me placer, elles m'apparaissaient, au contraire, comme inexcusables, et je les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Ce fut donc beaucoup moins l'ignominie de mes fautes que l'exigence de mes aspirations qui me fit ce que j'étais, et qui creusa chez moi, plus profondément que chez la majorité des hommes, une séparation marquée entre le bien et le mal, ces provinces distinctes qui composent la dualité de la nature humaine.
?J'étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la vie qui g?t aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je ne me trouvais en aucune fa?on hypocrite; mes deux natures prenaient tout au sérieux de bonne foi; je n'étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre que quand je m'élan?ais à la poursuite de la science, ou quand je me consacrais au soulagement des malheureux. L'impulsion de mes études scientifiques, qui m'emportait dans les sphères transcendantales d'un certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en moi. Par les deux c?tés de mon intelligence, le c?té moral et le c?té intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette vérité, dont la découverte partielle m'a conduit à un si épouvantable naufrage, que l'homme n'est pas un, en réalité, mais deux; je dis deux, ma propre expérience n'ayant pas dépassé ce nombre. D'autres me suivront, d'autres iront plus loin que moi dans la même voie, et je me hasarde à deviner que, dans chaque homme, sera reconnue plus tard une réunion d'individus très divers, hétérogènes et indépendants. Quant à moi, je devais infailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une direction unique. Ce fut du c?té moral et en ma propre personne que j'appris à découvrir la dualité primitive de l'homme; je vis que des deux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, on pouvait dire que je n'appartenais à aucune, parce que j'étais radicalement aux deux; et, de bonne heure, avant même que mes travaux m'eussent suggéré la possibilité d'un pareil miracle, je pris l'habitude de m'appesantir avec délices sur la pensée, vague comme un rêve, de la séparation de ces éléments.
?Si chacun
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