Nouvelles lettres dun voyageur | Page 9

George Sand
de la science. Elle appelle sans doute mort le travail de la
gestation, puisqu'elle appelle maladie mortelle le travail de la
fécondation. Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est avortement,
atrophie, efforts trompés, le rôle de la vie est fini au moment où la vie
se complète. La nature est une cruelle insensée qui ne peut procéder
que par un enchaînement de fausses expériences et de vaines tentatives.
Elle développe à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir; toutes les
richesses qu'elle nous présente sont des appauvrissements successifs.
La plante veut se former en boutons, elle vole la substance de son
pédoncule pour se faire un calice dont les pétales vont devenir les
voleurs à leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes, qui sont
apparemment des monstruosités, et que la mort va justement punir,
puisqu'ils sont le résultat d'un enchaînement de crimes.
Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable beauté ait pu inspirer une
doctrine aussi triste, aussi amère, aussi féroce?
Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots. Les mots, hélas! _words,
words, words!_ quel rôle insensé et déplorable ils jouent dans le monde!
A combien de discussions oiseuses ils donnent lieu! Et que fais-je en ce
moment, sinon une chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des
mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants ne croient pas les
sottises que je suis forcé de leur attribuer pour les punir d'avoir si mal
exprimé leur pensée. Non, ils ne croient pas que la beauté soit une
maladie, l'intelligence une névrose, l'hymen une tombe; ce serait une
doctrine de fakirs, et ils sont par état les prêtres de la vie, les
instigateurs de l'intelligence, les révélateurs de la beauté dans les lois
qui président à son rôle sur la terre.... Mais ils disent mal; ils ont je ne
sais quel fatalisme dans le cerveau, je ne sais quelle tristesse dans la
forme, et parfois l'envie maladive d'étonner le vulgaire par des

plaisanteries sceptiques, comme si la science avait besoin d'esprit!
Supposons qu'ils eussent retourné la question et qu'ils l'eussent
présentée à peu près ainsi:
«Comme la nature a pour but la fécondation et la reproduction de
l'espèce, la plante tend dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le
complément de sa vie. Ce qu'elle doit produire, c'est une fleur pour
l'hyménée, un lit pour l'enfantement. Elle commence par un germe, puis
une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que le calice, le périanthe et
les organes, une succession de développements et de perfectionnements
de la même substance. Il serait presque rationnel de dire que l'effort de
la plante pour produire des organes passe par une série d'ébauches, et
que la tige est un pistil incomplet, les feuilles des étamines avortées;
mais supprimons ce mot d'avortement, qui n'est jamais que le résultat
d'un accident, et ne l'appliquons pas à ce qui est normal, car c'est
torturer l'esprit du langage et outrager la logique de la création. Quand
une fleur nous présente constamment le caractère d'organes inachevés
qui semblent inutiles, rappelons-nous la loi générale de la nature, qui
crée toujours trop, pour conserver assez, observons la ponte exorbitante
de certains animaux, et, sans sortir de la botanique, la profusion de
semence de certaines espèces.
»Que l'on suppose la nature inconsciente ou non, qu'on la fasse
procéder d'un équilibre fatalement établi ou d'une sagesse toute
maternelle, elle fonctionne absolument comme si elle avait la prévision
infinie. Donc, si certaines plantes sont pourvues d'organes stériles à
côté d'organes féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance de
ceux-là dans la mesure nécessaire à leur accroissement complet. Cette
plante, en vertu d'autres lois qui sont au profit d'autres êtres, de quelque
butineur ailé ou rampant, est exposée à perdre ses anthères avant leur
formation complète. La nature lui fournit des rudiments pour les
remplacer, et leur avortement, loin d'être maladif, prouve l'état de santé
de l'organe qui les absorbe. Dirons-nous que la floraison exubérante des
arbres à fruit est une erreur de la nature? La nature est prodigue parce
qu'elle est riche, et non parce qu'elle est folle.
»Nous voulons bien,--je fais toujours parler les savants à ma guise, ne

leur en déplaise,--nous voulons bien ne pas l'appeler généreuse, pour ne
pas nous égarer dans les questions de Providence, qui ne sont pas de
notre ressort et dont la recherche nous est interdite; mais, s'il fallait
choisir entre ce mot de généreuse et celui d'imbécile, nous préférerions
le premier comme peignant infiniment mieux l'aspect et l'habitude de
ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons de notre vocabulaire
scientifique les mots impropres et malsonnants d'avortement et de
maladie appliqués aux opérations normales de la vie.»
Les savants eussent pu exprimer cette idée en de meilleurs termes; mais
tels qu'ils sont, vulgaires et sans art, ils valent mieux que ceux dont
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