Nouvelles lettres dun voyageur | Page 7

George Sand

menacent, nous chanterons en nous-mêmes pour nous délivrer des
paroles de mort qui planent sur nos toits éplorés.
Et je revenais seul au clair de la lune par le Panthéon silencieux. La
brume avait tout envahi, mais la lune, perçant ce voile argenté, enlevait
de pâles lumières sur le fronton et sur le dôme qui paraissait énorme et
comme bâti dans les nuages. La place était déserte, et le monument, qui
n'aura jamais l'aspect d'une église, quoi qu'on fasse, était beau de
sérénité avec ses grands murs froids et sa coupole perdue dans les
hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir et s'élever. Ce colosse
d'architecture n'est rien, en somme, qu'un tombeau voté aux grands
hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour pour recevoir leur cendre
ou leur effigie. Mais je ne pensais pas aux morts en contemplant cette
tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur la vie, et la vie m'apparaissait
impassiblement éternelle en dépit de nos simulacres d'éternelle
séparation.
Pourquoi des sépultures et des hypogées? me disais-je. Il n'y a pas de
morts. Il y a des amis séparés pour un temps, mais le temps est court, le
temps est relatif, le temps n'existe pas; et, pensant à la flamme
immortelle que Dieu a mise en nous, dans ceux qui chevauchent les
monstres comme dans les plus humbles pasteurs de brebis, je lui disais
ce que vous dites à la poésie:
Tu ne connais ni le sommeil Ni le sépulcre, nos péages.
Novembre 1865.

III
LE PAYS DES ANÉMONES
A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN

I
Nohant, 7 avril 1868.
J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord de la Méditerranée, côtoyant
la belle plage doucement déchirée de Villefranche, et causant de vous
sous des oliviers plantés peut-être au temps des Romains. Trois jours
plus tard, nous étions ensemble beaucoup plus loin, dans la région des
styrax[1],--ne confondez plus avec smilax,--et les styrax n'étaient pas
fleuris; mais le lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu vous dites
une parole qui me donna à réfléchir. Vous en souvenez-vous? C'était
auprès de la source où nous avions déjeuné avec d'excellents amis. B...,
mon cher B..., aussi bon botaniste que qui que ce soit, venait de briser
une tige feuillée en disant:
--_Suis-je bête!_ j'ai pris une daphné pour une euphorbe!
[Note 1: Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites au cher
docteur Maure de vous en procurer.]
Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en éviter la peine. Je vous
dis que je ne la voulais pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas
exclusivement méridionale, et mon fils se souvint qu'elle croissait dans
nos bois de Boulaize, au pays des roches de jaspe, de sardoine et de
cornaline.
A ce propos, vous me dites, avec l'indignation d'un généreux coeur, que
je connaissais trop de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre
ni m'intéresser, et que la science refroidissait.
Aviez-vous raison?

Moi, je disais intérieurement:
--Je sais que l'étude enflamme.
Avais-je tort?
Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête et trop de cailloux sous les
pieds pour causer. Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.
La science.... Qu'est-ce que la science? Une route partant du connu
pour se perdre dans l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette
route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités praticables; ils ne
pouvaient rien faire de plus, ils n'ont rien fait de plus; ils n'ont pas
dégagé l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble reculer à mesure
que l'explorateur avance, ce terme qui est le grand mystère, la source de
la vie.
On peut étudier avec progrès continuel le fonctionnement de la vie chez
tous les êtres: travail d'observation et de constatation très-utile,
très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir l'opération qui fait la vie, on
tombe forcément dans l'hypothèse, et les hypothèses des savants sont
généralement froides.
Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous trouvez ardente et pleine
de passion, conduit-elle à des conclusions glacées? Je ne sais pas;
peut-être, à force de développer minutieusement les hautes énergies de
la patience, l'examen devient-il une faculté trop prépondérante dans
l'équilibre intellectuel, par conséquent une infirmité relative. Le besoin
de conclure se fait sentir, absolu, impérieux, après une longue série de
recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses qu'on a menées à
bien, et on prend cette synthèse, qui n'est qu'un travail humain tout
personnel, plus ou moins ingénieux, pour une vérité démontrée, pour
une révélation de la nature. Le savant a marché lentement, il a mesuré
chacun de ses pas, il a noblement sacrifié l'émotion à l'attention; car
c'est un respectable esprit que celui du vrai savant, c'est une âme toute
faite de conscience et de scrupule. C'est le buveur d'eau pure qui se
défend de la liqueur d'enthousiasme que distille
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