sans le
comprendre, et par conséquent sans le commenter, ce que leur ont conté
leurs aïeux. Ici, tout prolétaire est cicérone, c'est-à-dire résolu à vous
conter des merveilles pour vous amuser et vous faire payer ses frais
d'imagination. Il y a donc à se métier beaucoup. M. B..., jadis à la
recherche de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul jour, on lui en a
montré dix-sept.
Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, des cascades, des lacs
et des rivières. C'est grand pour un jardin particulier, et le rococo, dont
je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus agréable que ce qui nous en
reste en France. C'est plus franchement adopté, et ils ont employé pour
leurs rocailles des échantillons minéralogiques d'une grande beauté.
Tivoli et la Solfatare qui l'avoisine ont fourni des pétrifications
curieuses et des débris volcaniques superbes à toutes les villas de la
contrée. Ces fragments étranges, couverts de plantes grimpantes, de
folles herbes, et de murmurantes eaux, sont très-amusants à regarder, je
vous assure.
Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent que j'avais de l'intelligence;
mais, sans vous offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé et que
je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et plus souvent que je n'ose vous le
dire, que j'ai eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art. Je suis trop
contemplatif, et je le suis à la manière des enfants. Je voudrais tout
saisir, tout embrasser, tout comprendre, tout savoir, et puis, après ces
bouffées d'ambition déplacée, je me sens retomber de tout mon poids
sur un rien, sur un brin d'herbe, sur un petit insecte qui me charme et
me passionne, et qui, tout à coup, par je ne sais quel prestige, me paraît
aussi grand, aussi complet, aussi important dans ma vie d'émotion que
la mer, les volcans, les empires avec leurs souverains, les ruines du
Colisée, le dôme de Saint-Pierre, le pape, Raphaël et tous les maîtres, et
la Vénus de Médicis par-dessus le marché.
Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne me le demandez pas, je
l'ignore. Peut-être que j'aime trop la nature pour lui donner jamais une
interprétation raisonnable. Je l'aime pour ses modesties adorables
autant que pour ses grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans un
petit caillou aux couleurs harmonieuses, dans une violette au suave
parfum, me pénètre, en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement
le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la fantaisie de voler sur les nuages
ou sur la crête des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes, de
plonger dans les volcans, et d'embrasser, d'un coup d'oeil, la
configuration de la terre. Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu
consentait à ce que je fusse un pur esprit, errant dans les abîmes de
l'univers, je crois que, dans cette haute condition, je resterais bon prince,
et que, tout à coup, au milieu de ma course effrénée, je m'arrêterais
pour regarder, en badaud, une mouche tombée sur le nez d'une carpe,
ou, en écolier, un cerf-volant emporté dans la nue.
Je cache mon infirmité le mieux que je puis; mais je vous confesse, à
vous, que, sur cette terre classique des arts, je me sens las d'avance de
tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. Juger, moi! pourquoi faire?
J'aime mieux ne rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi d'être ainsi:
j'ai tout souffert dans la vie de civilisation! j'y ai tant de fois désiré
l'absence de prévoyance et le laisser aller complet de la pensée! Je
voudrais encore quelquefois être bien seul dans le fond d'un antre noir,
comme les lavandières de l'acqua argentina, et chanter quelque chose
que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut faire un immense
effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation
raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de mon
espèce et de mon temps.
Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard de
Chine barbotant auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul?
demandai-je à un jardinier qui passait.--Tiens! il est seul aujourd'hui,
répondit-il avec insouciance. _L'oiseau_ lui aura mangé sa femme ce
matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là; mais il y a
encore plus d'oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»
Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre le pauvre canard à l'abri
de la serre cruelle. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands
ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils attendaient
d'avoir dépecé sa femelle et d'avoir un peu d'appétit pour venir le
prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse s'empara de moi. C'était
une image de la fatalité. La mort plane comme cela sur la tête de ceux
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