seul, après dix ans de séparation; je voulais te revoir, te baiser les cheveux, te dire que je t'aime toujours. Cela me soulage. Viens, et n'aie point peur, je ne suis pas si noir qu'on me fait. Je t'assure, je t'aime toujours, je rêve d'avoir encore des rosés, pour en mettre un bouquet à ton sein. J'ai des envies de laitage. Si je ne craignais de faire rire, je t'emmènerais sous quelque charmille, avec un mouton blanc, pour nous dire tous les trois des choses tendres.
Et sais-tu ce que j'ai fait, Ninon, pour te retenir auprès de moi toute cette nuit? Je te le donne en mille. J'ai fouillé le passé, j'ai cherché dans ces centaines de pages écrites un peu partout, si je n'en trouverais pas d'assez délicates pour tes oreilles. Au beau milieu de mes rudesses, il m'a plu de mettre cette douceur. Oui, j'ai voulu ce régal pour nous deux. Nous redevenons enfants, nous go?tons sur l'herbe. Ce sont des contes, rien que des contes, de la confiture dans de la porcelaine de gamins. N'est-ce pas charmant? trois groseilles, deux grains de raisin sec, suffiront à notre faim, et nous nous griserons avec cinq gouttes de vin dans de l'eau claire. écoute, curieuse. J'ai d'abord quelques contes assez décents; certains même ont un commencement et une fin; d'autres, il est vrai, vont pieds nus, après avoir jeté leur bonnet par-dessus les toits. Mais, je dois t'avertir que, plus loin, nous entrerons dans des fantaisies qui battent absolument la campagne. Dame! j'ai tout glané, il fallait bien te retenir la nuit entière. Là, je chante la chanson des ?t'en souviens-tu?? Ce sont nos souvenirs à la queue-leu-leu, ma fille; tout ce qu'il y a de plus doux pour nous, le meilleur de nos amours. Si cela ennuie les autres, tant pis! ils n'ont pas besoin de venir mettre le nez dans nos affaires. Puis, pour te garder encore. j'entamerai une longue histoire, la dernière, celle qui nous mènera, je l'espère, jusqu'au matin. Elle est tout au bout des autres, placée à dessein pour t'endormir dans mes bras. Nous laisserons tomber le volume, et nous nous embrasserons.
Ah! Ninon, quelle débauche de blanc et de rose! Je ne promets pas cependant que, malgré tous mes soins à enlever les épines, il ne reste pas quelque goutte de sang dans ma botte de fleurs. Je n'ai plus les mains assez pures pour nouer des bouquets sans danger. Mais ne t'inquiète point: si tu te piques, je baiserai tes doigts, je boirai ton sang. Ce sera moins fade.
Demain, j'aurai rajeuni de dix ans. Il me semblera que j'arrive de la veille, du fond de notre jeunesse, avec le miel de ton baiser aux lèvres. Ce sera le recommencement de ma tache. Ah! Ninon, je n'ai rien fait encore. Je pleure sur cette montagne de papier noirci; je me désole à penser que je n'ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande nature échappe à mes bras trop courts. C'est l'apre désir, prendre la terre, la posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais coucher l'humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les choses; une oeuvre qui serait l'arche immense.
Et ne m'attends pas de longtemps au rendez-vous que je t'ai donné, en Provence, après la tache achevée. Il y a trop à faire. Je veux le roman, je veux le drame, je veux la vérité partout. Ne m'apporte plus ton cher souvenir que la nuit; viens sur le rayon de lune qui glisse entre mes rideaux, à l'heure où je pourrai pleurer avec toi sans être vu. J'ai besoin de toute ma virilité. Plus tard, oh! plus tard, ce sera moi qui irai te retrouver dans les campagnes tièdes encore de nos tendresses. Nous serons bien vieux; mais nous nous aimerons toujours. Tu me mèneras en pèlerinage sur la berge, au bord de l'eau, réveillée à peine; dans les trous de feuilles, avec la campagne ardente dormant autour de nous; au milieu des prés, lentement noyés sous le flot bleuatre du crépuscule; le long de la route interminable, insoucieux des étoiles, au seul bonheur de nous perdre dans l'ombre. Et les arbres, les brins d'herbe, jusqu'aux cailloux, nous reconna?tront de loin, à nos baisers, et nous souhaiteront la bien-venue.
écoute, pour que nous ne nous cherchions pas je veux te dire derrière quelle haie j'irai te prendre. Tu sais l'endroit où la rivière fait un coude, après le pont, plus bas que le lavoir, juste en face du grand rideau de peupliers? Souviens-toi, nous nous y sommes baisé les mains, un matin de mai. Eh bien! à gauche, il y a une haie d'aubépines, ce mur de verdure au pied duquel nous nous couchions pour ne plus voir que le bleu du ciel. C'est derrière la
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