Nouveaux Contes à Ninon | Page 9

Emile Zola
si je goûtai à la fraise, tant le miel du baiser de Ninon me
parut bon.

V
Le talus était couvert de fraisiers, et ces fraisiers-là étaient des fraisiers
sérieux. La récolte fut ample et joyeuse. Nous avions étalé à terre un
mouchoir blanc, en nous jurant solennellement d'y déposer notre butin,
sans rien en détourner. A plusieurs reprises pourtant, il me sembla voir
Ninon porter la main à sa bouche.
Quand la récolte fut faite, nous décidâmes qu'il était temps de chercher
un coin d'ombre pour déjeuner à l'aise. Je trouvai, à quelques pas, un
trou charmant, un nid de feuilles. Le mouchoir fut religieusement placé
à côté de nous.
Grands dieux! qu'il faisait bon là, sur la mousse, dans la volupté de
cette fraîcheur verte! Ninon me regardait avec des yeux humides. Le
soleil avait mis des rougeurs tendres sur son cou. Comme elle vit toute
ma tendresse dans mon regard, elle se pencha vers moi, en me tendant
les deux mains, avec un geste d'adorable abandon.
Le soleil, flambant sur les hauts feuillages, jetait des palets d'or, à nos
pieds, dans l'herbe fine. Les fauvettes elles-mêmes se taisaient et ne
regardaient pas. Quand nous cherchâmes les fraises pour les manger,
nous nous aperçûmes avec stupeur que nous étions couchés en plein sur
le mouchoir.

LE GRAND MICHU

I
Une après-midi, à la récréation de quatre heures, le grand Michu me
prit à part, dans un coin de la cour. Il avait un air grave qui me frappa
d'une certaine crainte; car le grand Michu était un gaillard, aux poings
énormes, que, pour rien au monde, je n'aurais voulu avoir pour ennemi.
--Écoute, me dit-il de sa voix grasse de paysan à peine dégrossi, écoute,
veux-tu en être?
Je répondis carrément: «Oui!» flatté d'être de quelque chose avec le
grand Michu. Alors, il m'expliqua qu'il s'agissait d'un complot. Les
confidences qu'il me fit, me causèrent une sensation délicieuse, que je
n'ai jamais peut-être éprouvée depuis. Enfin, j'entrais dans les folles
aventures de la vie, j'allais avoir un secret à garder, une bataille à livrer.

Et, certes, l'effroi inavoué que je ressentais à l'idée de me compromettre
de la sorte, comptait pour une bonne moitié dans les joies cuisantes de
mon nouveau rôle de complice.
Aussi, pendant que le grand Michu parlait, étais-je en admiration
devant lui. Il m'initia d'un ton un peu rude, comme un conscrit dans
l'énergie duquel on a une médiocre confiance. Cependant, le
frémissement d'aise, l'air d'extase enthousiaste que je devais avoir en
l'écoutant, finirent par lui donner une meilleure opinion de moi.
Comme la cloche sonnait le second coup, en allant tous deux prendre
nos rangs pour rentrer à l'étude:
--C'est entendu, n'est-ce pas? me dit-il à voix basse. Tu es des nôtres...
Tu n'auras pas peur, au moins; tu ne trahiras pas?
--Oh! non, tu verras... C'est juré.
Il me regarda de ses yeux gris, bien en face, avec une vraie dignité
d'homme mûr, et me dit encore:
--Autrement, tu sais, je ne te battrai pas, mais je dirai partout que tu es
un traître, et personne ne te parlera plus.
Je me souviens encore du singulier effet que me produisit cette menace.
Elle me donna un courage énorme. «Bast! me disais-je, ils peuvent bien
me donner deux mille vers; du diable si je trahis Michu!» J'attendis
avec une impatience fébrile l'heure du dîner. La révolte devait éclater
au réfectoire.

II
Le grand Michu était du Var. Son père, un paysan qui possédait
quelques bouts de terre, avait fait le coup de feu en 51, lors de
l'insurrection provoquée par le coup d'État. Laissé pour mort dans la
plaine d'Uchâne, il avait réussi à se cacher. Quand il reparut, on ne
l'inquiéta pas. Seulement, les autorités du pays, les notables, les gros et
les petits rentiers ne l'appelèrent plus que ce brigand de Michu.
Ce brigand, cet honnête homme illettré, envoya son fils au collège d'A...
Sans doute il le voulait savant pour le triomphe de la cause qu'il n'avait
pu défendre, lui, que les armes à la main. Nous savions vaguement cette
histoire, au collège, ce qui nous faisait regarder notre camarade comme
un personnage très-redoutable.
Le grand Michu était, d'ailleurs, beaucoup plus âgé que nous. Il avait
près de dix-huit ans, bien qu'il ne se trouvât encore qu'en quatrième.

Mais on n'osait le plaisanter. C'était un de ces esprits droits, qui
apprennent difficilement, qui ne devinent rien; seulement, quand il
savait une chose, il la savait à fond et pour toujours. Fort, comme taillé
à coups de hache, il régnait en maître pendant les récréations. Avec cela,
d'une douceur extrême. Je ne l'ai jamais vu qu'une fois en colère; il
voulait étrangler un pion qui nous enseignait que tous les républicains
étaient des voleurs et des assassins. On faillit mettre le
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