droit, une tache de mousse qui le rend borgne. Il semble
garder, avec son sourire pâle d'infirme, quelque amoureuse dame morte
depuis un siècle.
Une eau vive, qui sort de la grotte, s'étale en large nappe au milieu de la
clairière; puis, elle s'échappe par un ruisseau perdu sous les feuilles.
C'est un bassin naturel, au fond de sable, dans lequel les grands arbres
se regardent; le trou bleu du ciel fait une tache bleue au centre du
bassin. Des joncs ont grandi, des nénufars ont élargi leurs feuilles
rondes. On n'entend, dans le jour verdâtre de ce puits de verdure, qui
semble s'ouvrir en haut et en bas sur le lac du grand air, que la chanson
de l'eau, tombant éternellement, d'un air de lassitude douce. De longues
mouches d'eau patinent dans un coin. Un pinson vient boire, avec des
mines délicates, craignant de se mouiller les pattes. Un frisson brusque
des feuilles donne à la mare une pâmoison de vierge dont les paupières
battent. Et, du noir de la grotte, l'Amour de plâtre commande le silence,
le repos, toutes les discrétions des eaux et des bois, à ce coin
voluptueux de nature.
II
Lorsque Adeline accorde une quinzaine à sa tante, ce pays de loups
s'humanise. Il faut élargir les allées pour que les jupes d'Adeline
puissent passer. Elle est venue, cette saison, avec trente-deux malles,
qu'on a dû porter à bras, parce que le camion du chemin de fer n'a
jamais osé s'engager dans les arbres. Il y serait resté, je te le jure.
D'ailleurs, Adeline est une sauvage, comme tu sais. Elle est fêlée, là,
entre nous. Au couvent, elle avait des imaginations vraiment drôles. Je
la soupçonne de venir au Château de la Belle-au-Bois-dormant pour y
dépenser, loin des curieux, son appétit d'extravagances. La tante reste
dans son fauteuil, le Château appartient à la chère enfant qui doit y
rêver les plus étonnantes fantaisies. Cela la soulage. Quand elle sort de
ce trou, elle est sage pour une année.
Pendant quinze jours, elle est la fée, l'âme des verdures. On la voit en
toilette de gala, promener des dentelles blanches et des noeuds de soie
au milieu des broussailles. On m'a même assuré l'avoir rencontrée en
marquise Pompadour, avec de la poudre et des mouches, assise sur
l'herbe, dans le coin le plus désert du parc. D'autres fois, on a aperçu un
petit jeune homme blond qui suivait doucement les allées. Moi, j'ai une
peur affreuse que le petit jeune homme ne soit cette chère toquée.
Je sais qu'elle fouille le Château des caves aux greniers. Elle furète
dans les encoignures les plus noires, sonde les murs de ses petits poings,
flaire de son nez rosé toute cette poussière du passé. On la trouve sur
des échelles, perdue au fond des grandes armoires, l'oreille tendue aux
fenêtres, rêveuse devant les cheminées, avec l'envie évidente de monter
dedans et de regarder. Puis, comme elle ne trouve sans doute pas ce
qu'elle cherche, elle court le parterre aux grands coquelicots, les
sentiers noirs d'ombre, les clairières blanches de soleil. Elle cherche
toujours, le nez au vent, saisissant le lointain et vague parfum d'une
fleur de tendresse qu'elle ne peut cueillir.
Positivement, je te l'ai dit, Ninon, le vieux Château sent l'amour, au
milieu de ses arbres farouches. Il y a eu une fille enfermée là dedans, et
les murs ont conservé l'odeur de celte tendresse, comme les vieux
coffrets où l'on a serré des bouquets de violettes. C'est cette odeur-là, je
le jurerais, qui monte à la tête d'Adeline et qui la grise. Puis, quand elle
a bu ce parfum de vieil amour, quand elle est grise, elle partirait sur un
rayon de lune visiter le pays des contes, elle se laisserait baiser au front
par tous les chevaliers de passage qui voudraient bien l'éveiller de son
rêve de cent ans.
Des langueurs la prennent, elle porte des petits bancs dans le bois pour
s'asseoir. Mais, par les jours de grandes chaleurs, son soulagement est
d'aller se baigner, la nuit, dans le bassin, sous les hauts feuillages. C'est
là sa retraite. Elle est la fille de la source. Les joncs ont des tendresses
pour elle. L'Amour de plâtre lui sourit, quand elle laisse tomber ses
jupes et qu'elle entre dans l'eau, avec la tranquillité de Diane confiante
dans la solitude. Elle n'a que les nénufars pour ceinture, sachant que les
poissons eux-mêmes dorment d'un sommeil discret. Elle nage
doucement, ses épaules blanches hors de l'eau, et l'on dirait un cygne
gonflant les ailes, filant sans bruit. La fraîcheur calme ses anxiétés. Elle
serait parfaitement tranquille, sans l'Amour manchot qui lui sourit.
Une nuit, elle est allée au fond de la grotte, malgré la peur horrible de
cette ombre humide; elle s'est dressée sur la pointe des pieds, mettant
l'oreille
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