ses bras débiles, Rose devenant de plus en plus nulle. Et puis, elle connaissait le travail, non le travail intelligent qui élève l’ame de l’enfant en lui découvrant peu à peu les choses de cette vie et de l’autre, qui meuble sa mémoire souple et lui enseigne à discerner le bien du mal, le beau du laid, le vrai du faux; mais le dur labeur de chaque jour qui essouffle les poumons, rompt les os des épaules et des bras, meurtrit les petits pieds nus et mouille le front de sueur.
Elle ne connaissait que celui-ci, et encore l’accomplissait- elle par habitude, machinalement, comme ces animaux des cirques auxquels on enseigne des tours adroits à force de coups.
Quelques efforts qu’elle f?t, quelque patience qu’elle montrat, quelque zèle qu’elle manifestat, jamais on ne l’encourageait par une bonne parole, un sourire, un merci. Des coups, des injures, et toujours des injures et des coups, cela ne variait pas. Depuis qu’elle se souvenait avoir mis sa main de bébé au travail.
Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle trouvait du plaisir à se laisser vivre; l’air était si tiède et embaumé, le soleil si gai, les deux êtres qui l’entouraient si bons!
Elle n’avait pas été battue et se demandait avec anxiété si elle ne faisait pas un rêve trop beau, comme les rêves de ses courtes nuits, car Dieu qui est bon père, lui donnait dans le sommeil ce que la réalité lui refusait; elle se demandait si Favier, avec sa grosse voix brutale et son poing si lourd, n’allait pas interrompre brusquement ce doux songe.
Mais non, et la journée s’écoula trop vite au gré de la fillette qui, avec sa grace touchante et na?ve, avait conquis le c?ur de Manon; Manon qui se disait en la voyant aller et venir, svelte et jolie comme une statuette de bronze, sous l’ombre fra?che des grands arbres:
"Cette petite n’est assurément pas une enfant du peuple, mais qu’est-elle, et qui sait si, dans quelque coin du monde, sa mère ne la pleure pas amèrement?"
La nuit se passa encore pour la Moucheronne dans un enchantement profond; seulement elle obligea sa vieille bienfaitrice à reprendre son lit et se fit toute petite pour n’occuper qu’une place étroite de la mince couchette.
Le lendemain, vers midi, comme l’enfant jouait avec Nounou, couchées ensemble au soleil sous les yeux de Manon qui triait ses herbes, un pas pesant retentit sous bois, et la louve se leva soudain en grondant, tandis que la petite fille s’enfuyait en poussant un cri de détresse.
Ce pas était le pas de Favier, et le colosse apparaissait maintenant; son visage féroce et couvert de poils d’un roux sale, frémissait d’une colère terrible.
"Ah! ah! cria-t-il en apercevant la fillette qui se réfugiait toute tremblante vers la vieille Manon, ah! ah! ne faut-il pas à présent que je vienne relancer jusqu’ici cette fainéante? Approche, vaurienne, approche, gueuse! Viens ici que je te fasse sentir...
"— Favier!... ne la frappez pas! vous entendez? s’écria Manon en arrêtant le bras mena?ant levé sur la fillette.
"— Arrière! sorcière du diable! fit l’ivrogne exaspéré par cette résistance; je veux la Moucheronne; je suis bien libre de la battre, j’espère?"
L’enfant recula vers le mur, pale et frissonnante.
"— Favier! reprit Manon d’une voix plus haute, car l’indignation doublait ses forces! Favier, écoutez-moi: Cette petite m’est arrivée avant-hier dans un état que je l’ai crue prête à mourir; c’est vous, malheureux, qui l’aviez arrangée ainsi. La louve me l’a amenée et je l’ai pansée et soignée de mon mieux, la pauvre ame, amis ce n’était point chose facile, car vous n’y allez pas de main morte, Favier.
"— Et s’il me pla?t de frapper cette vermine, répéta le braconnier avec son rire hideux, elle est bien à moi, je suppose.
"— Non, elle n’est pas à vous, répondit la vieille femme avec force, et vous n’avez pas le droit d’en faire une martyre comme vous le faites, après avoir assass...
"— Manon! sorcière de l’enfer!... hurla Favier en saisissant les poignets débiles de la pauvre octogénaire avec une telle brutalité, que la marque de ses doigts demeura imprimée en rouge sur la parcheminée; si tu dis encore un seul mot, si tu t’occupes de cette satanée Moucheronne, je dénonce ton fils."
A cette menace, pleine de sous-entendus, le visage de Manon prit une teinte livide et sa tête retomba sur sa poitrine; elle était vaincue.
Favier desserra son étreinte.
"— Après tout, dit-il en reprenant son ton goguenard, la Moucheronne est bel et bien à moi puisque c’est moi qui lui ai sauvé la vie.
"— Vous lui avez sauvé la vie?............"
Manon pronon?a ces mots d’une voix amère et la fillette releva les yeux avec étonnement sur le braconnier.
"— Tiens! reprit l’homme avec son mauvais rire, je pouvais lui tordre le cou et l’envoyer rejoindre son... enfin... en faire ce que voulaient les camarades.
"— Ah! oui,
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