variété des esprits il se multiplie.
Le musicien peut susciter le peintre, comme les murmures de la forêt
ont suscité le musicien.
L'Art réalisé peut être pour moi la Nature: elle a, seulement, déjà pris
dans une âme conscience de soi.
De Tahiti son peintre rapporte des feuilles de tamaris où se seraient
flétries les belles syllabes de ce mot? une poignée de sable? une femme
vivante? le soleil? le rêve qu'il en eut, avec ses yeux, avec son esprit,
avec son coeur: Tahiti recréée par son intelligence et sa sensibilité, telle
qu'au cours de deux années de travail heureux il parvint à la
comprendre, puis à la transcrire dans un art rigoureusement harmonique,
riche de rappels, d'échos, d'analogies, de correspondances. Ce paysage
te garantit l'authenticité de ce visage et ce rocher te jure que voici bien
la mer. L'"invention", dont tu te défies, c'est l'âme de l'oeuvre, le
souffle de sa vie, le mouvement qui fait l'unité supérieure de ses
éléments, la chaleur fluide qui manquerait aux feuilles coupées. Cette
invention, qui procède à l' imitation de la Nature, la grande inventrice!
fut influée d'elle dans l'esprit de l'artiste. Voici de l'eau qui ne tarira pas,
voici des feuilles qui seront toujours vertes. Voici Tahiti, délicieuse et
condamnée, comme elle est.
Voici Tahiti VRAIE, c'est à dire: FIDÈLEMENT IMAGINÉE.
Une querelle encore, je la devine, et pour en finir avec ces préliminaires
(qui touchent parfois au fond):
--Après le droit de transposition il faudrait légitimer, plus délicat, le
droit de parti-pris. On ne contesterait que, dans cette rencontre de
deux--dirai-je?--" sociétés ", la nôtre et "celle" de Tahiti, le peintre
donne à la sauvagerie tahitienne ses préférences et le suffrage,
solennellement, de son admiration. De quoi, permettez, rire, sans plus
davantage s'attarder à ce jeu d'un goût rare.
--Au prix seulement d'une intime et entière familiarité avec l'objet de
son oeuvre l'artiste peut faire sa révélation: point de telle union sans
sympathie profonde. Et, à cet objet, sans l'élan d'une sympathie
première ou quelque pressentiment, l'artiste fût-il jamais venu?
Sympathies, admirations, même préférences, pour la beauté du décor,
au moins, enchanté: tu les comprends. Que sur cette scène merveilleuse,
et parce que le visage des acteurs est moins pâle que le tien, banal ou
vil soit le drame joué, tu le décides? Hésite! Souffre qu'un autre ait
d'autres pensées, fondées en études et en méditations. Cet autre-ci, las
de décadence occidentale, s'est épris des grandes floraisons végétales et
humaines de là bas; il a donné son respect aux splendeurs d'autrefois, sa
piété à l'agonie présente.
Je ne le défends pas. Je sens, par lui peut-être et par son oeuvre, comme
lui. Et rêverais-je devant cette occasion d'être heureux sans
espérance--le thème--d'enchaîner à l'opération d'un art celle d'un autre
art et une seconde à la première épiphanie, si je n'étais, moi aussi, épris
de cette sauvagerie fastueuse et de toute cette beauté vivante dans la
symphonie peinte--et vivante dans ma pensée?
Mais!...
Est-il, autrement que par les lignes colorées, communicable, ce paradis?
Par de là l'abord si facile des êtres, l'énigme réfugiée au fond des yeux!
Et ce sourire: comme le dédain de mentir pour cacher un Secret qui,
même proféré, ne saurait perdre son caractère fatal de Secret! Ainsi la
Forêt tahitienne, elle aussi, néglige de se garder: ni serpents ni fauves et
sa splendeur invite, mais c'est sa splendeur même, c'est sa miraculeuse
splendeur qui la défend, polychrome et multiforme éblouissement qui
voile d'éclat le mystère des fonds....
--Attends! intervient le Peintre: je t'aiderai à deviner. Je tâcherai que les
tableaux te content leur histoire, la mienne, là bas, sans que les récits à
l'oeuvre prétendent ajouter rien, que: soulever les franges d'infini qui
relient entre eux les épisodes du poème, afin de te conduire, par le
corridor de l'espace et du temps, à travers les souvenirs où se
décompose en circonstances le rêve total.
Ecoute donc.
Mais n'oublie pas que tout artiste sincère est l'élève de son modèle.
Ainsi ai-je voulu faire, moi-même: je tenais le pinceau, les Dieux
Maories dirigeaient ma main.
Et prends garde: l'abord n'est pas si facile! Elle est épaisse, l'ombre qui
tombe du grand arbre, et l'antre est formidable, qu'il masque. Elle est
bien subtile et très fugace, bien fière et très savante, l'Eve dorée, et je
n'ai pas inventé le mélange d'horreur et de joie qui fait le charme
maorie.--Mais sais-tu, sans incertitude, sans regrets de jadis et terreurs
de futur, sais-tu si la joie serait?
--Dites, qu'avez-vous vu?
II
LE CONTEUR PARLE
"Dites, qu'avez-vous vu?"
CHARLES BAUDELAIRE
Le 8 juin, dans la nuit, après soixante-trois jours de traversée,
soixante-trois jours de fiévreuse attente, nous aperçûmes des feux
bizarres qui évoluaient en zigzags sur la mer. Sur un ciel sombre se
détachait un cône noir à dentelures.
Nous tournions Moréa pour découvrir Tahiti.
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