Noa Noa | Page 6

Paul Gauguin
de travail heureux il parvint à la comprendre, puis à la transcrire dans un art rigoureusement harmonique, riche de rappels, d'échos, d'analogies, de correspondances. Ce paysage te garantit l'authenticité de ce visage et ce rocher te jure que voici bien la mer. L'"invention", dont tu te défies, c'est l'ame de l'oeuvre, le souffle de sa vie, le mouvement qui fait l'unité supérieure de ses éléments, la chaleur fluide qui manquerait aux feuilles coupées. Cette invention, qui procède à l' imitation de la Nature, la grande inventrice! fut influée d'elle dans l'esprit de l'artiste. Voici de l'eau qui ne tarira pas, voici des feuilles qui seront toujours vertes. Voici Tahiti, délicieuse et condamnée, comme elle est.
Voici Tahiti VRAIE, c'est à dire: FIDèLEMENT IMAGINéE.
Une querelle encore, je la devine, et pour en finir avec ces préliminaires (qui touchent parfois au fond):
--Après le droit de transposition il faudrait légitimer, plus délicat, le droit de parti-pris. On ne contesterait que, dans cette rencontre de deux--dirai-je?--" sociétés ", la n?tre et "celle" de Tahiti, le peintre donne à la sauvagerie tahitienne ses préférences et le suffrage, solennellement, de son admiration. De quoi, permettez, rire, sans plus davantage s'attarder à ce jeu d'un go?t rare.
--Au prix seulement d'une intime et entière familiarité avec l'objet de son oeuvre l'artiste peut faire sa révélation: point de telle union sans sympathie profonde. Et, à cet objet, sans l'élan d'une sympathie première ou quelque pressentiment, l'artiste f?t-il jamais venu? Sympathies, admirations, même préférences, pour la beauté du décor, au moins, enchanté: tu les comprends. Que sur cette scène merveilleuse, et parce que le visage des acteurs est moins pale que le tien, banal ou vil soit le drame joué, tu le décides? Hésite! Souffre qu'un autre ait d'autres pensées, fondées en études et en méditations. Cet autre-ci, las de décadence occidentale, s'est épris des grandes floraisons végétales et humaines de là bas; il a donné son respect aux splendeurs d'autrefois, sa piété à l'agonie présente.
Je ne le défends pas. Je sens, par lui peut-être et par son oeuvre, comme lui. Et rêverais-je devant cette occasion d'être heureux sans espérance--le thème--d'encha?ner à l'opération d'un art celle d'un autre art et une seconde à la première épiphanie, si je n'étais, moi aussi, épris de cette sauvagerie fastueuse et de toute cette beauté vivante dans la symphonie peinte--et vivante dans ma pensée?
Mais!...
Est-il, autrement que par les lignes colorées, communicable, ce paradis? Par de là l'abord si facile des êtres, l'énigme réfugiée au fond des yeux! Et ce sourire: comme le dédain de mentir pour cacher un Secret qui, même proféré, ne saurait perdre son caractère fatal de Secret! Ainsi la Forêt tahitienne, elle aussi, néglige de se garder: ni serpents ni fauves et sa splendeur invite, mais c'est sa splendeur même, c'est sa miraculeuse splendeur qui la défend, polychrome et multiforme éblouissement qui voile d'éclat le mystère des fonds....
--Attends! intervient le Peintre: je t'aiderai à deviner. Je tacherai que les tableaux te content leur histoire, la mienne, là bas, sans que les récits à l'oeuvre prétendent ajouter rien, que: soulever les franges d'infini qui relient entre eux les épisodes du poème, afin de te conduire, par le corridor de l'espace et du temps, à travers les souvenirs où se décompose en circonstances le rêve total.
Ecoute donc.
Mais n'oublie pas que tout artiste sincère est l'élève de son modèle. Ainsi ai-je voulu faire, moi-même: je tenais le pinceau, les Dieux Maories dirigeaient ma main.
Et prends garde: l'abord n'est pas si facile! Elle est épaisse, l'ombre qui tombe du grand arbre, et l'antre est formidable, qu'il masque. Elle est bien subtile et très fugace, bien fière et très savante, l'Eve dorée, et je n'ai pas inventé le mélange d'horreur et de joie qui fait le charme maorie.--Mais sais-tu, sans incertitude, sans regrets de jadis et terreurs de futur, sais-tu si la joie serait?
--Dites, qu'avez-vous vu?

II
LE CONTEUR PARLE
"Dites, qu'avez-vous vu?"
CHARLES BAUDELAIRE
Le 8 juin, dans la nuit, après soixante-trois jours de traversée, soixante-trois jours de fiévreuse attente, nous aper??mes des feux bizarres qui évoluaient en zigzags sur la mer. Sur un ciel sombre se détachait un c?ne noir à dentelures.
Nous tournions Moréa pour découvrir Tahiti.
Quelques heures après, le petit jour s'annon?ait, et, nous approchant avec lenteur des récifs, nous entrions dans la passe et nous mouillions sans avaries dans la rade.
Le premier aspect de cette partie de l'Ile n'a rien d'extraordinaire, rien, par exemple, que se puisse comparer à la magnifique baie de Rio de Janeiro.
C'est le sommet d'une montagne submergée aux jours anciens des déluges. L'extrême pointe seule dominait les eaux: une famille s'y réfugia, y fit souche,--et les coraux aussi grimpèrent, entourant le pic, développant avec les siècles une terre nouvelle. Elle continue à s'étendre, mais elle garde de ses origines un caractère de solitude et de réduction que la mer accentue de son immensité.
A dix
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