Noa Noa | Page 3

Paul Gauguin
réelle!
Un jeune être, penché, perché sur d'imperceptibles degrés taillés par le temps dans le mur stratifié de la montagne que la forêt habille de pourpre, un bel être nu boit dans sa main, à la source mystérieuse, à la source sauvage comme lui. Et l'artiste frémit dans son ame devant cette apparition qui lui révèle la vie secrète, le secret vivant de la Forêt, de la Montagne, de l'Ile.
Mais la jeune fille, avertie par la complicité fraternelle, autour d'elle, des choses qui lui dénoncent le témoin, se détourne, voit, et d'un essor léger s'efface sur le rideau des feuilles et des ramures qui s'entr'ouvrent à sa fuite, et se referment silencieusement, impénétrablement.
La Source mystérieuse continue sa plainte, pure comme une voix de femme. Parmi les senteurs vives dont est chargé l'air, s'exhale et domine, enivrant, l'esprit même, l'esprit parfumé de l'Ile Heureuse: NOA NOA.

III.
Matamua!
Il fut un temps, il fut, très jadis, un temps de gloire nationale et de féodalité, d'importance sociale, de richesse publique et privée,--il fut, dans la nuit ancienne, un temps de Dieux et de héros.
Matamua!
Alors la race autochtone régnait sur les Iles et les Eaux réjouies d'adorer les Atuas* universels, et Taaroa, leur père, et Téfatou, le roi de la terre, et Hina, déesse de la lune. Alors les prêtres sanglants prélevaient sur la vie généreuse la d?me essentielle du Sacrifice. Alors les femmes étaient honorées, plus d'une ayant été choisie pour le baiser divin, et maintes traditions attestaient que les mères de la race lui avaient mérité, au prix d'elles-mêmes et de rituels massacres dans le temple ouvert au sommet de l'Ile, l'origine céleste: au prix de massacres rituels qui ne devaient, à travers les ages, point cesser, afin que ne cessat point la Race.
* Les grands dieux
Mais les ages s'écoulèrent, et, un jour, l'homme blanc apparut, l'ennemi des Dieux. Il interdit les sacrifices, et bient?t l'on vit la race forte dégénérer, s'étioler. Et bient?t elle ne sera plus.
A ses derniers survivant les missionnaires chrétiens s'efforcent de faire une ame et une chair chrétiennes; et les marchands leur enseignent le travail forcé, lucratif, le négoce; et les magistrats leur récitent le Code Napoléon; et les arbitres de l'élégance leur montrent à porter des faux-cols, des gants, des habits, des corsets, des robes.
Les Maories écoutent, subissent les nouveaux ma?tres, et semblent leur obéir. Mais dans ces yeux résignés persiste, invincible, le rêve vers Matamua, et chaque jour, par nombreuses théories nostalgiques, les Maories s'en vont la bas où sont les a?eux, dans la main de ténèbres des Dieux reniés, des Dieux qui se contentaient, jadis, de quelques gouttes de sang, et qui prendront tous, maintenant qu'on leur refuse tout.
Car la race entière périra pour avoir transgressé le serment des Mères.
Non, les missionnaires n'ont pas conquis au Christ l'ame maorie. Ils l'ont seulement, cette ame, amollie et troublée, et chez les femmes leur influence, plus active que sur les hommes, a eu le singulier effet d'exalter, aux dépens du rude et bon roi de la Terre, leur culte pour la divinité féminine, Hina, la Lune, la déesse du mensonge et de la pitié. C'est à Hina que le plus volontiers elles font les honneurs du passé, en des fêtes au clair de la lune, célébrées par les baisers, les chants et les danses, et cette légende:
Hina disait à Téfatou:
--Faites revivre l'homme quand il sera mort.
Le Dieu de la terre répondit à la Déesse de la lune:
--Non, je ne le ferai point revivre. L'homme mourra; la végétation mourra ainsi que ceux qui s'en nourrissent; la terre mourra, la terre finira, elle finira pour ne plus rena?tre.
Hina répondit:
--Faites comme il vous plaira. Moi, je ferai revivre la lune.
Et ce que possédait Hina continua d'être. Ce que possédait Téfatou périt et l'homme dut mourir.
Ce go?t de la pitié, qui n'était pas dangereux tant qu'il s'équilibrait par la pratique auguste du sacrifice où les hommes apprenaient à savourer l'extase de l'héro?sme, elles-mêmes les femmes sentent ce qu'il a, solitaire, de mortellement équivoque.--Mais rien de plus ne leur reste de Matamua, et elles se repaissent de ce vestige.
Rien de plus,--et leur beauté, et leur ame, inaltérables.
La jeunesse éternelle des éléments s'affirme, avec les caractères de leurs diverses essences, plus nécessairement en la Maorie qu'en toute autre femme. La légèreté versatile de l'air est dans sa pensée, dans ses sentiments, dans sa parole. La profondeur agitée de l'eau est dans son regard. Ses pieds solides tiennent à la terre aussi fortement que les racines des arbres. Le feu solaire flambe dans ses sens. Il en résulte un être singulier, puéril et majestueux, sculptural en ses rares instants d'immobilité, aux yeux très candides et très aigus, avec un charme unique, indéfinissable, peut-être impénétrable, et que les voyageurs s'accordent à désigner, renon?ant à le définir: le charme maorie.
Je vois l'artiste, devant cet être, s'effor?ant de lui
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