Niels Henrik Abel | Page 8

G. Mittag-Leffler
d'hommes vivra, où se formeront des
intelligences capables d'apprécier les créations de la pensée pure, seront
comptés parmi les plus précieux trésors de la civilisation. Il était bien
aussi pour ses contemporains allemands le grand Gauss, mais il l'était
pour ses applications des mathématiques aux problèmes astronomiques
et physiques. Comment il concevait lui-même le rapport entre
l'application et la théorie, cela ressort de sa réponse indignée à un

verbiage admiratif sur l'importance astronomique de ses travaux, où il
déclara que c'était la partie arithmétique du travail qui l'intéressait, et
non « ces boules de boue que l'on appelle des planètes » (diese
Dreckklumpen, die man Planeten nennt). Ses travaux de mathématique
pure étaient dans l'opinion allemande commune Gräuel [Note: Une
horreur.], car la forme, sans égard pour le goût et les erreurs de l'époque,
n'avait d'autre objet que de refléter avec une clarté translucide la
profondeur de la pensée achevée. Abel ne se méprit pas sur la grandeur
de Gauss, mais, jeune et inexpérimenté comme il l'était, il se laissa
effrayer à l'idée de lui rendre visite par les récits sur son orgueil et son
inabordabilité, particularités que la sottise et le préjugé attribuaient
alors, comme aujourd'hui et comme toujours, à l'homme vraiment
supérieur. Si Abel avait vécu plus longtemps, il faudrait regretter
amèrement qu'il ait été détourné de son projet d'aller voir Gauss. Il ne
fit jamais connaissance avec aucun homme de ce rang, car la
présentation rapide à quelques-uns des coryphées de la mathématique à
Paris ne peut entrer ici en ligne de compte. L'imagination se plaît à se
représenter les résultats possibles d'un échange personnel de vues entre
un Abel et un Gauss. Cependant, comme il devait mourir si jeune, une
visite à Goettingen aurait probablement diminué sa place dans l'histoire
des mathématiques. Il aurait trouvé Gauss depuis des années en
possession de quelques-unes de ses propres découvertes, non les
moindres, surtout en possession de la théorie des fonctions elliptiques,
et la postérité n'aurait pu, après cela, savoir ce qui appartenait
primitivement à Abel, et ce qu'il aurait appris de Gauss.
A Berlin il avait une lettre d'introduction auprès de Auguste Léopold
Crelle, homme important, de mérite, et qui occupait une haute situation
sociale, « Geheime-Oberbaurath », constructeur de plusieurs des routes
les plus importantes de la Prusse ainsi que de ses premiers chemins de
fer, autodidacte comme mathématicien, mais pénétré avec la plus
sincère conviction de l'importance des mathématiques dans la vie et du
désir le plus vif de les répandre plus largement dans le public. Abel,
dans une lettre à Hansteen, rend compte de sa visite à Crelle:
Ce fut long, avant que je pusse lui faire bien comprendre le but de ma
visite, et le résultat semblait devoir être lamentable, lorsque je pris

courage à sa question sur ce que j'avais déjà étudié en mathématiques.
Quand je lui eus cité quelques travaux des mathématiciens les plus
éminents, il devint tout à fait empressé, et parut vraiment enchanté. Il
engagea une longue conversation sur diverses questions difficiles qui
n'étaient pas encore résolues, et nous en vînmes à parler des équations
de degré supérieur; lorsque je lui dis que j'avais démontré
l'impossibilité de résoudre l'équation générale du 5e degré, il ne voulut
pas le croire, et dit qu'il y ferait des objections. Je lui remis donc un
exemplaire; mais il dit qu'il ne pouvait comprendre la raison de
plusieurs de mes conclusions. Plusieurs autres m'ont dit la même chose,
aussi j'ai entrepris une refonte de ce travail.
Weierstrass m'a rapporté que Crelle lui avait raconté cette première
visite un peu autrement, bien que les traits essentiels soient les mêmes.
Crelle, à l'époque de la visite d'Abel, était examinateur au Gewerbe-
Institut de Berlin, métier qui ne lui plaisait guère. Un beau jour, entre
dans sa salle un jeune homme blond, d'aspect très embarrassé, très
juvénile et très intelligent. Crelle pensa qu'il désirait passer l'examen
pour entrer au Gewerbe-Institut, et lui expliqua qu'il fallait pour cela
une foule de formalités. Alors enfin le jeune homme ouvrit la bouche,
et dit: « Nicht examen, nur Mathematik. » Crelle sentit qu'il devait
avoir affaire à un étranger, essaya de parler français, et il se trouva
qu'Abel le parlait bien, quoique aussi avec quelque difficulté. Crelle
l'ayant questionné sur ses études, il dit qu'entre autres, il avait lu le
travail de Crelle lui-même, paru récemment, en 1823, sur les
Analytische Facultäten, lequel, malgré de nombreuses erreurs, l'avait
vivement intéressé. A la mention des nombreuses erreurs, Crelle ouvrit
de grandes oreilles, et la conversation suivit, qui devait conduire plus
tard à des relations si étroites entre Crelle et Abel. De même que
précédemment Holmboe, et plus encore, Hansteen, Crelle aussi était
loin d'être en état de comprendre les travaux d'Abel. Il en a lui-même
fourni une preuve péremptoire. Le travail d'Abel sur la
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