Morphine | Page 7

Jean-Louis Dubut de Laforest
et plus
millionnaire qu'Olivier--un voisin, le seigneur du château des Ormes, le
comte Raymond de Pontaillac, alors lieutenant de cuirassiers.
Mlle de La Croze n'hésita pas: le grand Raymond l'effrayait, et elle
choisit Olivier, malgré peut-être les désirs de son père.
Les relations se firent très rares entre les Montreu-La Croze et
Pontaillac. Cependant, après la naissance de Jeanne, l'officier en congé
se présenta aux Tuilières. Désormais, tout nuage s'évanouit; Raymond
traitait Blanche en camarade, parlait à Olivier de ses maîtresses.

A Paris, le feu s'était réveillé, embrasant le coeur et les sens du
capitaine, et l'homme dut abriter sa passion irrésistible, sous les dehors
d'un violent amour, d'un amour de parade pour la Stradowska.

III
Villa Saïd, dans une vaste pièce au plafond de cristal et aux murailles
tapissées de satin rouge et piquées d'objets étranges, de trophées, de
faïences, de poignards, de fusils, de lances, de haches, de fouets de
chasse, de têtes d'animaux, de cornes, de flamberges, de spontons, de
hallebardes, d'ombrelles chinoises, de masques, de chapeaux mexicains,
de sabres russes, Christine, allongée sur une montagne de peaux de
bêtes, caressait tendrement ses deux grands lévriers noirs, Bog et
Tolgo.
Elle était drapée d'un peignoir cachemire chaudron ouvert à partir de la
taille sur un panneau de satin soufre brodé de chrysanthèmes, le fond
travaillé en petits plis à la lingère; elle se souleva, prit un miroir, et
devant son visage d'une irrégulière et fraîche beauté, devant sa blonde
et magnifique chevelure, ses yeux bleus, d'un bleu saphir, son nez
gracieux, ses lèvres vermeilles et d'une chair neuve, ses jolies dents,
elle sourit d'un sourire qui disait à la fois l'orgueil de se trouver belle et
le chagrin d'être seule à aimer.
Au-dessus d'elle, un dais de soie vieux rose brochée de blanches
marguerites, avec des hampes d'étendards que terminaient des gueules
de dragons en bronze, lui faisait une lumière douce, dans la
fantasmagorie des étoffes, l'éclat des ors, des plumes et des fleurs. Çà et
là, des palmiers, des dracoenas, des gynériums, des corbeilles de lilas
blanc, des éventails de plumes d'autruche, des paons et des aigles
empaillés, des mimosas, des jasmins d'Espagne, des camélias, des
primevères, des rhododendrons, une orgie de roses, une sardanapale de
verdure, et tout le long du temple, des peaux de bêtes jetées, gardant
des apparences vivantes de lions, de tigres, de jaguars, de buffles, de
castors, de renards, de loups, d'ours, d'hyènes et de crocodiles.

Les dressoirs d'ébène supportaient un nombre infini d'artistiques
richesses, des curiosités de tous les âges et de tous les peuples: émaux,
saxes, ivoires, laques, bibelots de marbre, de serpentine, de bronze,
d'argent et d'or.
En face de la monumentale cheminée de granit, une immense volière
aux barreaux dorés et aux cascades versicolores, comme les fontaines
lumineuses de l'Exposition, donnait asile à un monde d'oiseaux, et sous
le ruissellement des gerbes liquides et des plumages, une cassolette
odorante exaltait un millier de chanteurs.
Si les panoplies variées remontaient au fanon de pourpre des rois francs
pour se terminer au javelot des Howas, les tableaux, les marbres et les
bronzes, tous les chefs-d'oeuvre des maîtres anciens et modernes,
offraient un pittoresque assemblage: les Rubens, les Benvenuto Cellini,
touchaient les Carpeaux, les Falguière et les Meissonier; une tête de
Ribot avait à sa droite un paysage de Guillemet; une étude de Puvis de
Chavannes avait à sa gauche une aquarelle de Forain, et là-bas, sur son
estrade de velours blanc, trônait un piano à queue, le dernier cri d'Erard.
Enfin une châsse étincelait de joyaux, lyres, colliers, bracelets, vases,
rivières, ciboires, hanaps, miniatures, camées, palmes d'argent, fleurs
de rubis, couronnes d'or,--des souvenirs de princes, de rois, d'empereurs,
autant d'hommages, autant de lyriques victoires.
Maintenant, la Stradowska allait et venait, fiévreuse, en relisant une
lettre de Pontaillac, une lettre de banales excuses où Raymond
cherchait à justifier son absence.
--Il ment! grondait-elle... Il ment!... Il ment!...
Sa taille imposante se dressait dans un vent de colère, et ses petits
doigts claquaient, rageurs. Elle s'arrêta près d'un guéridon encombré de
livres, de journaux, de partitions, de feuilles illustrées. On voyait là des
dédicaces de musiciens et d'auteurs illustres, des articles élogieux, des
portraits du dernier rôle, des lettres de Gounod, de Massenet, de
Saint-Saëns, les félicitations enthousiastes des grands compositeurs
russes, Cui, Rimsky-Korsakoff, Glazounow, Liadow, Lavroff, Beleff,
une véritable moisson de gloire--et Christine, désolée, envoya d'un

coup d'escarpin, toute la moisson au diable-vauvert.
Fille d'un officier russe, orpheline élevée à Moscou, dans
l'Institut-Catherine qui est pour les grandes demoiselles de là-bas ce
que sont nos maisons de la Légion d'honneur pour les filles des
légionnaires, Christine avait une âme d'artiste. Elle charmait directrices
et compagnes de sa voix chaude et vibrante, et au sortir de l'Institut,
elle courut l'Europe. Les succès de Pétersbourg, de Milan, de Vienne et
de Londres l'appelaient en
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