Monsieur Parent | Page 8

Guy de Maupassant
l'abandonner, le perdre dans les rues, ou se sauver soi-même très loin, si loin, qu'il n'entendrait plus jamais parler de rien, jamais!
Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femme rentrait.
--J'ai faim, dit-elle; et vous, Limousin?
Limousin répondit, en hésitant:--Ma foi, moi aussi.
Et elle fit rapporter le gigot.
Parent se demandait: ?Ont-ils d?né? ou bien se sont-ils mis en retard à un rendez-vous d'amour??
Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux. Henriette, tranquille, riait et plaisantait. Son mari l'épiait aussi, par regards brusques, vite détournés. Elle avait une robe de chambre rose garnie de dentelles blanches; et sa tête blonde, son cou frais, ses mains grasses sortaient de ce joli vêtement coquet et parfumé, comme d'une coquille bordée d'écume. Qu'avait-elle fait tout le jour avec cet homme? Parent les voyait embrassés, balbutiant des paroles ardentes! Comment ne pouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardant ainsi c?te à c?te, en face de lui?
Comme ils devaient se moquer de lui, s'il avait été leur dupe depuis le premier jour? était-il possible qu'on se jouat ainsi d'un homme, d'un brave homme, parce que son père lui avait laissé un peu d'argent! Comment ne pouvait-on voir ces choses-là dans les ames, comment se pouvait-il que rien ne révélat aux coeurs droits les fraudes des coeurs infames, que la voix f?t la même pour mentir que pour adorer, et le regard fourbe qui trompe, pareil au regard sincère?
Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation. Soudain il pensa: ?Je vais les surprendre ce soir.? Et il dit:
--Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut que je m'occupe, dès aujourd'hui, de trouver une autre bonne. Je sors tout de suite, afin de me procurer quelqu'un pour demain matin. Je rentrerai peut-être un peu tard.
Elle répondit:--Va; je ne bougerai pas d'ici. Limousin me tiendra compagnie. Nous t'attendrons.
Puis, se tournant vers la femme de chambre:--Vous allez coucher Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter chez vous.
Parent s'était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi, trébuchant. Il murmura: ?A tout à l'heure,? et gagna la sortie en s'appuyant au mur, car le parquet remuait comme une barque.
Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousin passèrent au salon. Dès que la porte fut refermée:--Ah, ?à! tu es donc folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari?
Elle se retourna:--Ah! tu sais, je commence à trouver violente cette habitude que tu prends depuis quelque temps de poser Parent en martyr.
Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes:--Je ne le pose pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi, qu'il est ridicule, dans notre situation, de braver cet homme du matin au soir.
Elle prit une cigarette sur la cheminée, l'alluma, et répondit:--Mais je ne le brave pas, bien au contraire; seulement il m'irrite par sa stupidité... et je le traite comme il le mérite.
Limousin reprit, d'une voix impatiente:
--C'est inepte, ce que tu fais! Du reste, toutes les femmes sont pareilles. Comment? voilà un excellent gar?on, trop bon, stupide de confiance et de bonté, qui ne nous gêne en rien, qui ne nous soup?onne pas une seconde, qui nous laisse libres, tranquilles autant que nous voulons; et tu fais tout ce que tu peux pour le rendre enragé et pour gater notre vie.
Elle se tourna vers lui:--Tiens, tu m'embêtes! Toi, tu es lache, comme tous les hommes! Tu as peur de ce crétin!
Il se leva vivement, et, furieux:--Ah! ?à, je voudrais bien savoir ce qu'il t'a fait, et de quoi tu peux lui en vouloir? Te rend-il malheureuse? Te bat-il? Te trompe-t-il? Non, c'est trop fort à la fin de faire souffrir ce gar?on uniquement parce qu'il est trop bon, et de lui en vouloir uniquement parce que tu le trompes.
Elle s'approcha de Limousin, et, le regardant au fond des yeux:
--C'est toi qui me reproches de le tromper, toi? toi? toi? Faut-il que tu aies un sale coeur?
Il se défendit, un peu honteux:--Mais je ne te reproche rien, ma chère amie, je te demande seulement de ménager un peu ton mari, parce que nous avons besoin l'un et l'autre de sa confiance. Il me semble que tu devrais comprendre cela.
Ils étaient tout près l'un de l'autre, lui grand, brun, avec des favoris tombants, l'allure un peu vulgaire d'un beau gar?on content de lui; elle mignonne, rose et blonde, une petite parisienne mi-cocotte et mi-bourgeoise, née dans une arrière-boutique, élevée sur le seuil du magasin à cueillir les passants d'un coup d'oeil, et mariée, au hasard de cette cueillette, avec le promeneur na?f qui s'est épris d'elle pour l'avoir vue, chaque jour, devant cette porte, en sortant le matin et en rentrant le soir.
Elle disait:--Mais tu ne comprends donc pas, grand niais, que je l'exècre justement parce qu'il m'a épousée, parce qu'il m'a achetée enfin, parce que tout ce
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