Monsieur Lecoq, vol 1, Lenquete | Page 7

Emile Gaboriau
Sa surprise fut celle d'un na?f amateur de théatre pénétrant pour la première fois dans les coulisses, et voyant de près les décors et les trucs qui, à distance, éblouissent.
Mais il avait l'enthousiasme et le zèle de l'homme qui se sent dans sa voie. Il persévéra, voilant d'une fausse modestie son envie de parvenir, se fiant aux circonstances pour faire t?t ou tard éclater sa supériorité.
Eh bien!... l'occasion qu'il souhaitait si ardemment, qu'il épiait depuis des mois, il venait, croyait-il, de la trouver à la _Poivrière_.
Pendant qu'il était suspendu à la fenêtre, il vit, aux éclairs de son ambition, le chemin du succès.
Ce n'était d'abord qu'un pressentiment. Ce fut bient?t une présomption, puis une conviction basée sur des faits positifs qui avaient échappé à tous, mais qu'il avait recueillis et notés.
La fortune se décidait en sa faveur; il le reconnut en voyant Gévrol négliger jusqu'aux formalités les plus élémentaires, en l'entendant déclarer d'un ton péremptoire qu'il fallait attribuer ce triple meurtre à une de ces querelles féroces si fréquentes entre r?deurs de barrières.
--Va, pensait-il, marche, enferre-toi; crois-en les apparences, puisque tu ne sais rien découvrir au-delà. Je te démontrerai que ma jeune théorie vaut un peu mieux que ta vieille pratique.
Le laisser-aller de l'inspecteur autorisait Lecoq à reprendre l'information en sous-oeuvre, secrètement, pour son compte. Il ne voulut pas agir ainsi.
En prévenant sou supérieur avant de rien tenter, il allait au-devant d'une accusation d'ambition ou de mauvaise camaraderie. Ce sont des accusations graves, dans une profession où les rivalités d'amour-propre ont des violences inou?es, où les vanités blessées peuvent se venger par toutes sortes de méchants tours ou de petites trahisons.
Il parla donc... assez pour pouvoir dire en cas de succès: ?Eh! je vous avais averti!...? assez peu pour ne pas éclairer les ténèbres de Gévrol.
La permission qu'il obtint était un premier triomphe, et du meilleur augure; mais il sut dissimuler, et c'est du ton le plus détaché qu'il pria un de ses collègues de rester avec lui.
Puis, tandis que les autres s'apprêtaient à partir, il s'assit sur le coin d'une table, étranger en apparence à tout ce qui se passait, n'osant relever la tête tant il craignait de trahir sa joie, tant il tremblait qu'on ne l?t dans ses yeux ses projets et ses espérances.
Intérieurement, il était dévoré d'impatience. Si le meurtrier se prêtait de bonne grace aux précautions à prendre pour qu'il ne p?t s'évader, il avait fallu se mettre à quatre pour lier les poignets de la veuve Chupin, qui se débattait en hurlant comme si on l'e?t br?lée vive.
--Ils n'en termineront pas! se disait Lecoq.
Ils finirent cependant. Gévrol donna l'ordre du départ, et sortit le dernier après avoir adressé à son subordonné un adieu railleur.
Lui ne répondit pas. Il s'avan?a jusque sur le seuil de la porte pour s'assurer que la ronde s'éloignait réellement.
Il frissonnait à cette idée que Gévrol pouvait réfléchir, se raviser et revenir prendre l'affaire, comme c'était son droit.
Ses anxiétés étaient vaines. Peu à peu le pas des hommes s'éteignit, les cris de la veuve Chupin se perdirent dans la nuit. On n'entendit plus rien.
Alors Lecoq rentra. Il n'avait plus à cacher sa joie, son oeil étincelait. Comme un conquérant qui prend possession d'un empire, il frappa du pied le sol en s'écriant:
--Maintenant, à nous deux!...

III
Autorisé par Gévrol à choisir l'agent qui resterait avec lui à la _Poivrière_, Lecoq s'était adressé à celui qu'il estimait le moins intelligent.
Ce n'était pas, de sa part, crainte d'avoir à partager les bénéfices d'un succès, mais nécessité de garder sous la main un aide dont il p?t, à la rigueur, se faire obéir.
C'était un bonhomme de cinquante ans, qui, après un congé dans la cavalerie, était entré à la Préfecture.
Du modeste poste qu'il occupait, il avait vu se succéder bien des préfets, et on e?t peuplé un bagne, rien qu'avec les malfaiteurs qu'il avait arrêtés de sa main.
Il n'en était ni plus fort ni plus zélé. Quand on lui donnait un ordre, il l'exécutait militairement, tel qu'il l'avait compris.
S'il l'avait mal compris, tant pis!
Il faisait son métier à l'aveugle, comme un vieux cheval tourne un manège.
Quand il avait un instant de liberté, et de l'argent, il buvait.
Il traversait la vie entre deux vins, sans toutefois dépasser jamais un certain état de demi lucidité.
On avait su autrefois, puis oublié son nom. On l'appelait le père Absinthe.
Comme de raison, il ne remarqua ni l'enthousiasme, ni l'accent de triomphe de son jeune compagnon.
--Ma foi! lui dit-il, dès qu'ils furent seuls, tu as eu en me retenant ici une fière idée, et je t'en remercie. Pendant que les camarades vont passer la nuit à patauger dans la neige, je vais faire un bon somme.
Il était là, dans un bouge qui suait le sang, où palpitait le crime, en face des cadavres chauds encore de trois hommes assassinés, et il parlait de
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