Monsieur Bergeret à Paris | Page 3

Anatole France
et qui lui échappait par la force éclatante de la jeunesse.
--Bonjour, mon papa!
La voix même était changée, devenue moins haute et plus égale.
--Comme tu es grande, ma fille!
Il la trouva gentille avec son nez fin, ses yeux intelligents et sa bouche moqueuse. Il en éprouva du plaisir. Mais ce plaisir lui fut tout de suite gaté par cette réflexion qu'on n'est guère tranquille sur la terre et que les êtres jeunes, en cherchant le bonheur, tentent une entreprise incertaine et difficile.
Il donna à Zoé un rapide baiser sur chaque joue.
--Tu n'as pas changé, toi, ma bonne Zoé.... Je ne vous attendais pas aujourd'hui. Mais je suis bien content de vous revoir toutes les deux.
Riquet ne concevait pas que son ma?tre f?t à des étrangères un accueil si familier. Il aurait mieux compris qu'il les chassat avec violence, mais il était accoutumé à ne pas comprendre toutes les actions des hommes. Laissant faire à M. Bergeret, il faisait son devoir. Il aboyait à grands coups pour épouvanter les méchants. Puis il tirait du fond de sa gueule des grognements de haine et de colère; un pli hideux des lèvres découvrait ses dents blanches. Et il mena?ait les ennemis en reculant.
--Tu as un chien, papa? fit Pauline.
--Vous ne deviez venir que samedi, dit M. Bergeret.
--Tu as re?u ma lettre? dit Zoé.
--Oui, dit M. Bergeret.
--Non, l'autre.
--Je n'en ai re?u qu'une.
--On ne s'entend pas ici.
Et il est vrai que Riquet lan?ait ses aboiements de toute la force de son gosier.
--Il y a de la poussière sur le buffet, dit Zoé en y posant son manchon. Ta bonne n'essuie donc pas?
Riquet ne put souffrir qu'on s'emparat ainsi du buffet. Soit qu'il e?t une aversion particulière pour mademoiselle Zoé, soit qu'il la jugeat plus considérable, c'est contre elle qu'il avait poussé le plus fort de ses aboiements et de ses grognements. Quand il vit qu'elle mettait la main sur le meuble où l'on renfermait la nourriture humaine, il haussa à ce point la voix que les verres en résonnèrent sur la table. Mademoiselle Zoé, se retournant brusquement vers lui, lui demanda avec ironie:
--Est-ce que tu veux me manger, toi?
Et Riquet s'enfuit, épouvanté.
--Est-ce qu'il est méchant, ton chien, papa?
--Non. Il est intelligent et il n'est pas méchant.
--Je ne le crois pas intelligent, dit Zoé.
--Il l'est, dit M. Bergeret. Il ne comprend pas toutes nos idées; mais nous ne comprenons pas toutes les siennes. Les ames sont impénétrables les unes aux autres.
--Toi, Lucien, dit Zoé, tu ne sais pas juger les personnes.
M. Bergeret dit a Pauline:
--Viens, que je te voie un peu. Je ne te reconnais plus.
Et Riquet eut une pensée. Il résolut d'aller trouver, à la cuisine, la bonne Angélique, de l'avertir, s'il était possible, des troubles qui désolaient la salle à manger. Il n'espérait plus qu'en elle pour rétablir l'ordre et chasser les intrus.
--Où as-tu mis le portrait de notre père? demanda mademoiselle Zoé.
--Asseyez-vous et mangez, dit M. Bergeret. Il y a du poulet et diverses autres choses.
--Papa, c'est vrai que nous allons habiter Paris?
--Le mois prochain, ma fille. Tu en es contente?
--Oui, papa. Mais je serais contente aussi d'habiter la campagne, si j'avais un jardin.
Elle s'arrêta de manger du poulet et dit:
--Papa, je t'admire. Je suis fière de toi. Tu es un grand homme.
--C'est aussi l'avis de Riquet, le petit chien, dit M. Bergeret.

II
Le mobilier du professeur fut emballé sous la surveillance de mademoiselle Zoé, et porté au chemin de fer.
Pendant les jours de déménagement, Riquet errait tristement dans l'appartement dévasté. Il regardait avec défiance Pauline et Zoé dont la venue avait précédé de peu de jours le bouleversement de la demeure naguère si paisible. Les larmes de la vieille Angélique, qui pleurait toute la journée dans la cuisine, augmentaient sa tristesse. Ses plus chères habitudes étaient contrariées. Des hommes inconnus, mal vêtus, injurieux et farouches, troublaient son repos et venaient jusque dans la cuisine fouler au pied son assiette à patée et son bol d'eau fra?che. Les chaises lui étaient enlevées à mesure qu'il s'y couchait et les tapis tirés brusquement de dessous son pauvre derrière, que, dans sa propre maison, il ne savait plus où mettre.
Disons, à son honneur, qu'il avait d'abord tenté de résister. Lors de l'enlèvement de la fontaine, il avait aboyé furieusement à l'ennemi. Mais à son appel personne n'était venu. Il ne se sentait point encouragé, et même, à n'en point douter, il était combattu. Mademoiselle Zoé lui avait dit sèchement: ?Tais-toi donc!? Et mademoiselle Pauline avait ajouté: ?Riquet, tu es ridicule!? Renon?ant désormais à donner des avertissements inutiles et à lutter seul pour le bien commun, il déplorait en silence les ruines de la maison et cherchait vainement de chambre en chambre un peu de tranquillité. Quand les déménageurs pénétraient dans la pièce où il s'était réfugié, il se cachait par prudence sous une table ou sous une
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