h?te envoyé par Zeus. ?Eumée se leva pour faire les parts, car il avait l'esprit équitable. Il fit sept parts. Il en consacra une aux Nymphes et à Hermès, fils de Maia, et il donna une des autres à chaque convive. Et il offrit, à son h?te, pour l'honorer, tout le dos du porc. Et le subtil Ulysse s'en réjouit et dit à Eumée:--Eumée, puisses-tu toujours rester cher à Zeus paternel, pour m'avoir honoré, tel que je suis, de la meilleure part!? Et M. Bergeret, près de cette vieille servante, fille de la terre nourricière, se sentait ramené aux jours antiques.
--Si monsieur veut se servir?...
Mais il n'avait pas, ainsi que le divin Ulysse et les rois d'Homère, une faim héro?que. Et, en d?nant, il lisait son journal ouvert sur la table. C'était là encore une pratique que la servante n'approuvait pas,
--Riquet, veux-tu du poulet? demanda M. Bergeret. C'est une chose excellente.
Riquet ne fit point de réponse. Quand il se tenait sous la table, jamais il ne demandait de nourriture. Les plats, si bonne qu'en f?t l'odeur, il n'en réclamait point sa part. Et même il n'osait toucher à ce qui lui était offert. Il refusait de manger dans une salle à manger humaine. M. Bergeret, qui était affectueux et compatissant, aurait eu plaisir à partager son repas avec son compagnon. Il avait tenté, d'abord, de lui couler quelques menus morceaux. Il lui avait parlé obligeamment, mais non sans cette superbe qui trop souvent accompagne la bienfaisance. Il lui avait dit:
--Lazare, re?ois les miettes du bon riche, car pour toi, du moins, je suis le bon riche.
Mais Riquet avait toujours refusé. La majesté du lieu l'épouvantait. Et peut-être aussi avait-il re?u, dans sa condition passée, des le?ons qui l'avaient instruit à respecter les viandes du ma?tre.
Un jour, M. Bergeret s'était fait plus pressant que de coutume. Il avait tenu longtemps sous le nez de son ami un morceau de chair délicieuse. Riquet avait détourné la tête et, sortant de dessous la nappe, il avait regardé le ma?tre de ses beaux yeux humbles, pleins de douceur et de reproche, qui disaient:
--Ma?tre, pourquoi me tentes-tu?
Et, la queue basse, les pattes fléchies, se tra?nant sur le ventre en signe d'humilité, il était allé s'asseoir tristement sur son derrière, contre la porte. Il y était resté tout le temps du repas. Et M. Bergeret avait admiré la sainte patience de son petit compagnon noir.
Il connaissait donc les sentiments de Riquet. C'est pourquoi il n'insista pas, cette fois. Il n'ignorait pas d'ailleurs que Riquet, après le d?ner auquel il assistait avec respect, irait manger avidement sa patée, dans la cuisine, sous l'évier, en soufflant et en reniflant tout à son aise. Rassuré à cet endroit, il reprit le cours de ses pensées.
C'était pour les héros, songeait-il, une grande affaire que de manger. Homère n'oublie pas de dire que, dans le palais du blond Ménélas, étéonteus, fils de Boéthos, coupait les viandes et faisait les parts. Un roi était digne de louanges quand chacun, à sa table, recevait sa juste part du boeuf r?ti. Ménélas connaissait les usages. Hélène aux bras blancs faisait la cuisine avec ses servantes. Et l'illustre étéonteus coupait les viandes. L'orgueil d'une si noble fonction reluit encore sur la face glabre de nos ma?tres d'h?tel. Nous tenons au passé par des racines profondes. Mais je n'ai pas faim, je suis petit mangeur. Et de cela encore Angélique Borniche, cette femme primitive, me fait un grief. Elle m'estimerait davantage si j'avais l'appétit d'un Atride ou d'un Bourbon.
M. Bergeret en était à cet endroit de ses réflexions, quand Riquet, se levant de dessus son coussin, alla aboyer devant la porte.
Cette action était remarquable parce qu'elle était singulière. Cet animal ne quittait jamais son coussin avant que son ma?tre se f?t levé de sa chaise.
Riquet aboyait depuis quelques instants lorsque la vieille Angélique, montrant par la porte entr'ouverte un visage bouleversé, annon?a que ?ces demoiselles? étaient arrivées. M. Bergeret comprit qu'elle parlait de Zoé, sa soeur, et de sa fille Pauline qu'il n'attendait pas si t?t. Mais il savait que sa soeur Zoé avait des fa?ons brusques et soudaines. Il se leva de table. Cependant Riquet, au bruit des pas, qui maintenant s'entendaient dans le corridor, poussait de terribles cris d'alarme. Sa prudence de sauvage, qui avait résisté à une éducation libérale, l'induisait à croire que tout étranger est un ennemi. Il flairait pour lors un grand péril, l'épouvantable invasion de la salle à manger, des menaces de ruine et de désolation.
Pauline sauta au cou de son père, qui l'embrassa, sa serviette à la main, et qui se recula ensuite pour contempler cette jeune fille, mystérieuse comme toutes les jeunes filles, qu'il ne reconnaissait plus après un an d'absence, qui lui était à la fois très proche et presque étrangère, qui lui appartenait par d'obscures origines
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