Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia | Page 3

Alice Cherbonelle
au fond de l'appartement, puis de permettre à mes yeux de suivre le vol des hirondelles et des mouches; et, en hiver, d'observer les effets de la neige et du givre sur les arbres du jardin.
Le curé posait sa tabatière à c?té de lui, un mouchoir à carreaux sur le bras de son fauteuil, et la le?on commen?ait.
Quand ma paresse n'avait pas été trop grande, les choses allaient bien, tant qu'il s'agissait des devoirs à corriger, car, quoiqu'ils fussent le plus courts possible, ils étaient toujours soignés. Mon écriture était nette et mon style facile. Le curé secouait la tête d'un air satisfait, prisait avec enthousiasme, et répétait: ?Bon, très bon!? sur tous les tons.
Pendant ce temps, je comptais mentalement les taches qui couvraient sa soutane, et je me demandais quelle apparence il pourrait bien présenter s'il avait une perruque noire, des culottes collantes et un habit de velours rouge, comme celui que mon grand-oncle portait sur son portrait.
L'idée du curé en culotte et en perruque était si plaisante, que je partais d'un grand éclat de rire. Alors ma tante s'écriait:
?Sotte! petite bête!?
Et autres aménités de ce genre, qui avaient le privilège d'être aussi parlementaires qu'explicites.
Le curé me regardait en souriant, et répétait deux ou trois fois:
?Ah! jeunesse! belle jeunesse!?
Et un souvenir rétrospectif sur ses quinze ans lui faisait ébaucher un soupir.
Après cela, nous passions à la récitation, et les choses n'allaient plus si bien. C'était l'heure critique, le moment de la causerie, des opinions personnelles, des discussions, voire même des disputes.
Le curé aimait les hommes de l'antiquité, les héros, les actions presque fabuleuses dans lesquelles le courage physique a joué un r?le important. Cette préférence était étrange, car il n'était pas précisément pétri de l'argile qui fait les héros.
J'avais remarqué qu'il n'aimait point à retourner chez lui à la nuit, et cette découverte, tout en me le rendant plus cher, car j'étais moi-même fort poltronne, ne pouvait me laisser aucune illusion sur son courage.
Ensuite, sa bonne ame placide, tranquille, amie du repos, de la routine, de ses ouailles et du corps qui la possédait, n'avait jamais, au grand jamais, rêvé le martyre. Je le voyais palir, autant du moins que ses joues roses le lui permettaient, en lisant le récit des supplices infligés aux premiers chrétiens.
Il trouvait très beau d'entrer dans le paradis d'un bond héro?que, mais il pensait qu'il était bien doux de s'avancer tranquillement vers l'éternité sans fatigue et sans hate. Il n'avait pas de ces élans exaltés qui inspirent le désir de la mort pour voir plus t?t le souverain des mondes et du temps. Oh! point du tout! Il était décidé à s'en aller sans murmurer quand son heure arriverait, mais il désirait sincèrement que ce f?t le plus tard possible.
J'avoue que mon tempérament, qui ne brille pas par la corde héro?que, s'arrange de cette morale douce et facile.
Néanmoins, il en tenait pour ses héros; il les admirait, les exaltait, les aimait d'autant plus, sans doute, que, le cas échéant, il se sentait absolument incapable de les imiter.
Quant à moi, je ne partageais ni ses go?ts, ni ses admirations. J'éprouvais une antipathie prononcée pour les Grecs et les Romains. Par un travail subtil de mon intelligence fantaisiste, j'avais décidé que ces derniers ressemblaient à ma tante..., ou que ma tante leur ressemblait, comme on voudra, et, du jour où je fis ce rapprochement, les Romains furent jugés, condamnés, exécutés dans mon esprit.
Cependant le curé s'obstinait à barboter avec moi dans l'histoire romaine, et je m'entêtais, de mon c?té, à n'y prendre aucun intérêt. Les hommes de la République me laissaient froide, et les Empereurs se confondaient dans ma tête. Le curé avait beau pousser des exclamations admiratives, se facher, raisonner, rien n'ébranlait mon insensibilité et mon idée personnelle.
Par exemple, racontant l'histoire de Mucius Scévola, je terminais ainsi:
?Il br?la sa main droite pour la punir de s'être trompée, ce qui prouve qu'il n'était qu'un sot!?
Le curé, qui m'écoutait un instant auparavant d'un air béat, tressautait d'indignation.
?Un sot! mademoiselle... Et pourquoi cela?
--Parce que la perte de sa main ne réparait pas son erreur, répondais-je, que Porsenna n'en était ni plus ni moins vivant, et que le secrétaire ne s'en portait pas mieux.
--Bien, ma petite; mais Porsenna fut assez effrayé pour lever le siège immédiatement.
--Ceci, monsieur le curé, prouve que Porsenna n'était qu'un poltron.
--Soit! mais Rome était délivrée, et grace à qui? grace à Scévola, grace à son action héro?que!?
Et le curé, qui, frémissant à l'idée de se br?ler le bout du petit doigt, n'en admirait que mieux Mucius Scévola, de s'exalter, de se démener pour me faire apprécier son héros.
?J'en tiens pour ce que j'ai dit, reprenais-je tranquillement; ce n'était qu'un sot, et un grand sot!?
Le curé, suffoqué, s'écriait:
?Quand les enfants se mêlent de raisonner, les mortels entendent bien des sottises.
--Monsieur le curé, vous m'avez appris, l'autre
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