basse par les grands escaliers de granit et se répandaient en chantant dans les rues.
Ceux qui venaient de la rade étaient plus mouillés que les autres, plus ruisselants de pluie et d'eau de mer. Leurs canots voilés, en s'inclinant sous les risées froides, en sautant au milieu des lames pleines d'écume, les avaient amenés grand train dans le port. Et ils grimpaient joyeusement ces escaliers qui menaient à la ville, en se secouant comme des chats qu'on vient d'arroser.
Le vent s'engouffrait dans les longues rues grises, et la nuit s'annon?ait mauvaise.
En rade,--à bord d'un navire arrivé le matin même de l'Amérique du Sud,--à quatre heures sonnantes, un quartier-ma?tre avait donné un coup de sifflet prolongé, suivi de trilles savants, qui signifiaient en langage de marine: ?Armez la chaloupe!? alors on avait entendu un murmure de joie dans ce navire, où les matelots étaient parqués, à cause de la pluie, dans l'obscurité du faux pont. C'est qu'on avait eu peur un moment que la mer ne f?t trop mauvaise pour communiquer avec Brest, et on attendait avec anxiété ce coup de sifflet qui décidait la question. Après trois ans de campagne, c'était la première fois qu'on allait remettre les pieds sur la terre de France, et l'impatience était grande.
Quand les hommes désignés, vêtus de petits costumes en toile cirée jaune paille, furent tous embarqués dans la chaloupe et rangés à leur banc d'une manière correcte et symétrique, le même quartier ma?tre siffla de nouveau et dit: ?Les permissionnaires à l'appel!?
Le vent et la mer faisaient grand bruit; les lointains de la rade étaient noyés dans un brouillard blanchatre fait d'embruns et de pluie.
Les matelots permissionnaires montaient en courant, sortaient des panneaux et venaient s'aligner, à mesure qu'on appelait leur numéro et leur nom, la figure illuminée par cette grande joie de revoir Brest. Ils avaient mis leurs beaux habits du dimanche; ils achevaient, sous l'ondée torrentielle, des derniers détails de toilette, s'ajustant les uns les autres avec des airs de coquetterie.
Quand on appela: ?218: Kermadec!? on vit para?tre Yves, un grand gar?on de vingt-quatre ans, à l'air grave, portant bien son tricot rayé et son large col bleu.
Grand, maigre de la maigreur des antiques, avec les bras musculeux, le col et la carrure d'un athlète, l'ensemble du personnage donnant le sentiment de la force tranquille et légèrement dédaigneuse. Le visage incolore, sous une couche uniforme de hale brun, je ne sais quoi de breton qui ne se peut définir, avec un teint d'Arabe. La parole brève et l'accent du Finistère; la voix basse, vibrant d'une manière particulière, comme ces instruments aux sons très puissants, mais qu'on touche à peine de peur de faire trop de bruit.
Les yeux gris-roux, un peu rapprochés et très renfoncés sous l'arcade sourcilière, avec une expression impassible de regard en dedans; le nez très fin et régulier; la lèvre inférieure s'avan?ant un peu, comme par mépris.
Figure immobile, marmoréenne, excepté dans les moments rares où para?t le sourire; alors tout se transforme et on voit qu'Yves est très jeune. Le sourire de ceux qui ont souffert: il a une douceur d'enfant et illumine les traits durcis, un peu comme ces rayons de soleil, qui, par hasard, passent sur les falaises bretonnes.
Quand Yves parut, les autres marins qui étaient là le regardèrent tous avec de bons sourires et une nuance inusitée de respect.
C'est qu'il portait pour la première fois, sur sa manche, le double galon rouge des quartiers-ma?tres qu'on venait de lui donner. Et, à bord, c'est quelqu'un, un quartier-ma?tre de manoeuvre; ces pauvres galons de laine, qui, dans l'armée, arrivent si vite au premier venu, dans la marine représentent des années de misères; ils représentent la force et la vie des jeunes hommes, dépensées à toute heure du jour et de la nuit, là-haut, dans la mature, ce domaine des gabiers que secouent tous les vents du ciel.
Le ma?tre d'équipage, s'étant approché, tendit la main à Yves. Jadis il avait été, lui aussi, un gabier dur à la peine; il s'y connaissait en hommes courageux et forts.
?Eh! Bien, Kermadec, dit-il, on va les arroser, ces galons?
--Mais oui, ma?tre...?, répondit Yves à voix basse, en gardant un air grave et très rêveur.
Ce n'était pas de l'eau du ciel que voulait parler ce vieux ma?tre; car, sous ce rapport-là, l'arrosage était assuré. Non, en marine, arroser des galons signifie se griser pour leur faire honneur le premier jour où on les porte.
Yves restait pensif devant la nécessité de cette cérémonie, parce qu'il venait de me faire, à moi, un grand serment d'être sage et qu'il avait envie de le tenir.
Et puis il en avait assez, à la fin, de ces scènes de cabaret déjà répétées dans tous les pays du monde. Tra?ner ses nuits dans tous les bouges, à la tête des plus indomptés et des plus ivres, et se
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