Mon frère Yves | Page 2

Pierre Loti
une chose rare dans cette région de brumes: une espèce de rayonnement mélancolique répandu sur tout; la vieille ville du moyen age comme réveillée de son morne sommeil dans le brouillard, et rajeunie; le vieux granit se chauffant au soleil; le clocher de Creizker, le géant des clochers bretons, baignant dans le ciel bleu, en pleine lumière, ses fines découpures grises marbrées de lichens jaunes. Et tout alentour la lande sauvage, aux bruyères roses, aux ajoncs couleur d'or, exhalant une senteur douce de genêts fleuris.
Au baptême, il y avait une jeune fille, la marraine; un matelot, le parrain, et, derrière, les deux petits frères, Goulven et Gildas, donnant la main aux deux petites soeurs, Yvonne et Marie, avec des bouquets.
Lorsque le cortège fit son entrée dans l'antique église des évêques de Léon, le bedeau, pendu à la corde d'une cloche, se tenait prêt à commencer le carillon joyeux que commandait la circonstance. Mais M. Le curé, survenant, lui dit d'une voix rude:
?Reste en paix, Marie Bervrach, pour l'amour de Dieu! Ces Kermadec sont des gens qui jamais ne donnent rien à l'offrande, et le père dépense au cabaret tout son avoir. Nous ne sonnerons pas, s'il te pla?t, pour ce monde-là.?
Et voilà comment mon frère Yves fit sur cette terre une entrée de pauvre.
Jeanne Danveoch, de son lit, prêtait l'oreille avec inquiétude, guettait avec un mauvais pressentiment ces vibrations de bronze qui tardaient à commencer. Elle écouta longtemps, n'entendit rien, comprit cet affront public et pleura.
Ses yeux étaient tout baignés de larmes quand le cortège rentra, penaud, au logis.
Toute la vie, cette humiliation resta sur le coeur d'Yves; il ne sut jamais pardonner ce mauvais accueil fait à son entrée dans ce monde, ni ces larmes cruelles versées par sa mère; il en garda au clergé romain une rancune inoubliable et ferma à notre mère l'église son coeur breton.

III
C'était vingt-quatre ans plus tard, un soir de décembre, à Brest.
La pluie tombait, fine, froide, pénétrante, continue; elle ruisselait sur les murs, rendant plus noirs les hauts toits d'ardoise, les hautes maisons de granit; elle arrosait comme à plaisir cette foule bruyante du dimanche qui grouillait tout de même, mouillée et crottée, dans les rues étroites, sous un triste crépuscule gris.
Cette foule du dimanche, c'étaient des matelots ivres qui chantaient, des soldats qui trébuchaient en faisant avec leur sabre un bruit d'acier, des gens du peuple allant de travers,--ouvriers de grande ville à la mine tirée et misérable, des femmes en petit chale de mérinos et en coiffe pointue de mousseline, qui marchaient le regard allumé, les pommettes rouges, avec une odeur d'eau-de-vie;--des vieux et des vieilles à l'ivresse sale, qui étaient tombés et qu'on avait ramassés, et qui s'en allaient devant eux le dos plein de boue.
La pluie tombait, tombait, mouillant tout, les chapeaux à boucle d'argent des Bretons, les bonnets sur l'oreille des matelots, les shakos galonnés et les coiffes blanches et les parapluies.
L'air avait quelque chose de tellement terne, de tellement éteint, qu'on ne pouvait se figurer qu'il y e?t quelque part un soleil; on en avait perdu la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient; il ne semblait pas qu'elles pussent jamais s'ouvrir et que derrière il y e?t un ciel. On respirait de l'eau. On avait perdu conscience de l'heure, ne sachant plus si c'était l'obscurité de toute cette pluie ou si c'était la vraie nuit d'hiver qui descendait.
Les matelots apportaient dans ces rues une certaine note étonnante de gaieté et de jeunesse, avec leurs figures ouvertes et leurs chansons, avec leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges tranchant sur le bleu marine de leur habillement. Ils allaient et venaient d'un cabaret à l'autre, poussant le monde, disant des choses qui n'avaient pas de sens et qui les faisaient rire. Ou bien ils s'arrêtaient sous les gouttières, aux étalages de toutes les boutiques où l'on vendait des choses à leur usage: des mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires qui s'appelaient la Bretagne, la Triomphante, ou la Dévastation; des rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d'or; de petits ouvrages en corde très compliqués destinés à fermer s?rement ces sacs de toile qu'ils ont à bord pour serrer leur trousseau; d'élégants amarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou des gabiers leur grand couteau; des sifflets en argent pour les quartiers-ma?tres, et enfin des ceintures rouges, des petits peignes et des petits miroirs.
De temps en temps, il y avait de grandes rafales qui faisaient envoler les bonnets et tituber les passants ivres, et alors la pluie tombait plus dure, plus torrentielle et fouettait comme grêle.
La foule des matelots augmentait toujours; on les voyait surgir par bandes à l'entrée de la rue de Siam; ils remontaient du port et de la ville
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