Mlle. Fifi | Page 3

Guy de Maupassant
l'aurait point permis; mais Mlle Fifi, de temps en temps,
faisait la mine; et tous les officiers, ce jour-là, s'amusaient vraiment
pendant cinq minutes.
Le petit marquis alla chercher dans le salon ce qu'il lui fallait. Il
rapporta une toute mignonne théière de Chine famille Rose qu'il emplit

de poudre à canon, et, par le bec, il introduisit délicatement un long
morceau d'amadou, l'alluma, et courut reporter cette machine infernale
dans l'appartement voisin.
Puis il revint bien vite, en fermant la porte. Tous les Allemands
attendaient, debout, avec la figure souriante d'une curiosité enfantine; et,
dès que l'explosion eut secoué le château, ils se précipitèrent ensemble.
Mlle Fifi, entrée la première, battait des mains avec délire devant une
Vénus de terre cuite dont la tête avait enfin sauté; et chacun ramassa
des morceaux de porcelaine, s'étonnant aux dentelures étranges des
éclats, examinant les dégâts nouveaux, contestant certains ravages
comme produits par l'explosion précédente; et le major considérait d'un
air paternel le vaste salon bouleversé par cette mitraille à la Néron et
sablé de débris d'objets d'art. Il en sortit le premier, en déclarant avec
bonhomie: «Ça a bien réussi, cette fois.»
Mais une telle trombe de fumée était entrée dans la salle à manger, se
mêlant à celle du tabac, qu'on ne pouvait plus respirer. Le commandant
ouvrit la fenêtre, et tous les officiers, revenus pour boire un dernier
verre de cognac, s'en approchèrent.
L'air humide s'engouffra dans la pièce, apportant une sorte de poussière
d'eau qui poudrait les barbes et une odeur d'inondation. Ils regardaient
les grands arbres accablés sous l'averse, la large vallée embrumés par
ce dégorgement des nuages sombres et bas, et tout au loin le clocher de
l'église dressé comme une pointe grise dans la pluie battante.
Depuis leur arrivée, il n'avait plus sonné. C'était, du reste, la seule
résistance que les envahisseurs eussent rencontrée aux environs: celle
du clocher. Le curé ne s'était nullement refusé à recevoir et à nourrir
des soldats prussiens; il avait même plusieurs fois accepté de boire une
bouteille de bière ou de bordeaux avec le commandant ennemi, qui
l'employait souvent comme intermédiaire bienveillant; mais il ne fallait
pas lui demander un seul tintement de sa cloche; il se serait plutôt laissé
fusiller. C'était sa manière à lui de protester contre l'invasion,
protestation pacifique, protestation du silence, la seule, disait-il, qui
convînt au prêtre, homme de douceur et non de sang; et tout le monde,

à dix lieues à la ronde, vantait la fermeté, l'héroïsme de l'abbé
Chantavoine, qui osait affirmer le deuil public, le proclamer, par le
mutisme obstiné de son église.
Le village entier, enthousiasmé par cette résistance, était prêt à soutenir
jusqu'au bout son pasteur, à tout braver, considérant cette protestation
tacite comme la sauvegarde de l'honneur national. Il semblait aux
paysans qu'ils avaient ainsi mieux mérité de la patrie que Belfort et que
Strasbourg, qu'ils avaient donné un exemple équivalent, que le nom du
hameau en deviendrait immortel; et, hormis cela, ils ne refusaient rien
aux Prussiens vainqueurs.
Le commandant et ses officiers riaient ensemble de ce courage
inoffensif; et comme le pays entier se montrait obligeant et souple à
leur égard, ils toléraient volontiers son patriotisme muet.
Seul, le petit marquis Wilhem aurait bien voulu forcer la cloche à
sonner. Il enrageait de la condescendance politique de son supérieur
pour le prêtre; et chaque jour il suppliait le commandant de le laisser
faire «Ding-don-don,» une fois, une seule petite fois, pour rire un peu
seulement. Et il demandait cela avec des grâces de chatte, des cajoleries
de femme, des douceurs de voix d'une maîtresse affolée par une envie;
mais le commandant ne cédait point, et Mlle Fifi, pour se consoler,
faisait la mine dans le château d'Uville.
Les cinq hommes restèrent là, en tas, quelques minutes, aspirant
l'humidité. Le lieutenant Fritz, enfin, prononça en jetant un rire pâteux:
«Ces temoiselles técitément n'auront pas peau temps pour leur
bromenate.»
Là-dessus, on se sépara, chacun allant à son service, et le capitaine
ayant fort à faire pour les préparatifs du dîner.
Quand ils se retrouvèrent de nouveau à la nuit tombante, ils se mirent à
rire en se voyant tous coquets et reluisants comme aux jours de grande
revue, pommadés, parfumés, tout frais. Les cheveux du commandant
semblaient moins gris que le matin; et le capitaine s'était rasé, ne
gardant que sa moustache, qui lui mettait une flamme sous le nez.

Malgré la pluie, on laissait la fenêtre ouverte; et l'un d'eux parfois allait
écouter. A six heures dix minutes le baron signala un lointain
roulement. Tous se précipitèrent; et bientôt la grande voiture accourut,
avec ses quatre chevaux toujours au galop, crottés jusqu'au dos,
fumants et soufflants.
Et cinq femmes descendirent sur le perron, cinq belles filles choisies
avec soin par un camarade du capitaine à qui Le Devoir était
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