Mlle. Fifi | Page 2

Guy de Maupassant
et des choses, d'employer
à tout moment la locution française--fi, fi donc, qu'il prononçait avec un
léger sifflement.
La salle à manger du château d'Uville était une longue et royale pièce
dont les glaces de cristal ancien, étoilées de balles, et les hautes
tapisseries des Flandres, tailladées à coups de sabre et pendantes par
endroits, disaient les occupations de Mlle Fifi, en ses heures de
désoeuvrement.
Sur les murs, trois portraits de famille, un guerrier vêtu de fer, un
cardinal et un président, fumaient de longues pipes de porcelaine,
tandis qu'en son cadre dédoré par les ans, une noble dame à poitrine
serrée montrait d'un air arrogant une énorme paire de moustaches faite
au charbon.
Et le déjeuner des officiers s'écoula presque en silence dans cette pièce
mutilée, assombrie par l'averse, attristante par son aspect vaincu, et
dont le vieux parquet de chêne était devenu solide comme un sol de
cabaret.
A l'heure du tabac, quand ils commencèrent à boire, ayant fini de
manger, ils se mirent, de même que chaque jour, à parler de leur ennui.
Les bouteilles de cognac et de liqueurs passaient de main en main; et
tous, renversés sur leurs chaises, absorbaient à petits coups répétés, en
gardant au coin de la bouche le long tuyau courbé que terminait l'oeuf
de faïence, toujours peinturluré comme pour séduire des Hottentots.
Dès que leur verre était vide, ils le remplissaient avec un geste de
lassitude résignée. Mais Mlle Fifi cassait à tout moment le sien, et un
soldat immédiatement lui en présentait un autre.
Un brouillard de fumée âcre les noyait, et ils semblaient s'enfoncer dans
une ivresse endormie et triste, dans cette saoulerie morne des gens qui

n'ont rien à faire.
Mais le baron, soudain, se redressa. Une révolte le secouait; il jura:
«Nom de Dieu, ça ne peut pas durer, il faut inventer quelque chose à la
fin.»
Ensemble le lieutenant Otto et le sous-lieutenant Fritz, deux Allemands
doués éminemment de physionomies allemandes lourdes et graves,
répondirent: «Quoi, mon capitaine?»
Il réfléchit quelques secondes, puis reprit: «Quoi? Eh bien, il faut
organiser une fête, si le commandant le permet.»
Le major quitta sa pipe: «Quelle fête, capitaine?»
Le baron s'approcha: «Je me charge de tout, mon commandant.
J'enverrai à Rouen Le Devoir, qui nous ramènera des dames; je sais où
les prendre. On préparera ici un souper; rien ne manque d'ailleurs, et,
au moins, nous passerons une bonne soirée.»
Le comte de Farlsberg haussa les épaules en souriant: «Vous êtes fou,
mon ami.»
Mais tous les officiers s'étaient levés, entouraient leur chef, le
suppliaient: «Laissez faire le capitaine, mon commandant, c'est si triste
ici.»
A la fin le major céda: «Soit,» dit-il; et aussitôt le baron fit appeler Le
Devoir. C'était un vieux sous-officier qu'on n'avait jamais vu rire, mais
qui accomplissait fanatiquement tous les ordres de ses chefs, quels
qu'ils fussent.
Debout, avec sa figure impassible, il reçut les instructions du baron,
puis il sortit; et, cinq minutes plus tard, une grande voiture du train
militaire, couverte d'une bâche de meunier tendue en dôme, détalait
sous la pluie acharnée, au galop de quatre chevaux.
Aussitôt un frisson de réveil sembla courir dans les esprits; les poses

alanguies se redressèrent, les visages s'animèrent et on se mit à causer.
Bien que l'averse continuât avec autant de furie, le major affirma qu'il
faisait moins sombre, et le lieutenant Otto annonçait avec conviction
que le ciel allait s'éclaircir, Mlle Fifi elle-même ne semblait pas tenir en
place. Elle se levait, se rasseyait. Son oeil clair et dur cherchait quelque
chose à briser. Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune
blondin tira son revolver. «Tu ne verras pas cela toi», dit-il; et, sans
quitter son siège, il visa. Deux balles successivement crevèrent les deux
yeux du portrait.
Puis il s'écria: «Faisons la mine!» Et brusquement les conversations
s'interrompirent, comme si un intérêt puissant et nouveau se fût emparé
de tout le monde.
La mine, c'était son invention, sa manière de détruire, son amusement
préféré.
En quittant son château, le propriétaire légitime, le comte Fernand
d'Amoys d'Uville, n'avait eu le temps de rien emporter ni de rien cacher,
sauf l'argenterie enfouie dans le trou d'un mur. Or, comme il était fort
riche et magnifique, son grand salon, dont, la porte ouvrait dans la salle
à manger, présentait, avant la fuite précipitée du maître, l'aspect d'une
galerie de musée.
Aux murailles pendaient des toiles, des dessins et des aquarelles de prix,
tandis que sur les meubles, les étagères, et dans les vitrines élégantes,
mille bibelots, des potiches, des statuettes, des bonshommes de Saxe et
des magots de Chine, des ivoires anciens et des verres de Venise,
peuplaient le vaste appartement de leur foule précieuse et bizarre.
Il n'en restait guère maintenant. Non qu'on les eût pillés, le major comte
de Farlsberg ne
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