Mlle. Fifi | Page 8

Guy de Maupassant
de rien n'était. Quelques personnes les rendirent, d'autres s'abstinrent. Enfin, on commen?ait à oublier et elle prenait place dans le monde.
?Il faut vous dire qu'elle adorait son mari comme un dieu. Songez qu'il lui avait rendu l'honneur, qu'il l'avait fait rentrer dans la loi commune, qu'il avait bravé, forcé l'opinion, affronté les outrages, accompli, en somme, un acte de courage que bien peu d'hommes accompliraient. Elle avait donc pour lui une passion exaltée et ombrageuse.
?Elle devint enceinte, et, quand on apprit sa grossesse, les personnes les plus chatouilleuses lui ouvrirent leur porte, comme si elle e?t été définitivement purifiée par la maternité. C'est dr?le, mais c'est comme ?a....
?Tout allait donc pour le mieux, quand nous avons eu, l'autre jour, la fête patronale du pays. Le préfet, entouré de son état-major et des autorités, présidait le concours des orphéons, et il venait de prononcer son discours, lorsque commen?a la distribution des médailles que son secrétaire particulier, Paul Hamot, remettait à chaque titulaire.
?Vous savez que dans ces affaires-là il y a toujours des jalousies et des rivalités qui font perdre la mesure aux gens.
?Toutes les dames de la ville étaient là, sur l'estrade.
?A son tour s'avan?a le chef de musique du bourg de Mormillon. Sa troupe n'avait qu'une médaille de deuxième classe. On ne peut pas en donner de première classe à tout le monde, n'est-ce pas?
?Quand le secrétaire particulier lui remit son emblème, voilà que cet homme le lui jette à la figure en criant: ?Tu peux la garder pour Baptiste, ta médaille. Tu lui en dois même une de première classe aussi bien qu'à moi.?
?Il y avait là un tas de peuple qui se mit à rire. Le peuple n'est pas charitable ni délicat, et tous les yeux se sont tournés vers cette pauvre dame.
?Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une femme devenir folle?--Non.--Eh bien, nous avons assisté à ce spectacle-là! Elle se leva et retomba sur son siège trois fois de suite, comme si elle e?t voulu se sauver et compris qu'elle ne pourrait traverser toute cette foule qui l'entourait.
?Une voix, quelque part, dans le public, cria encore: ?Ohé, madame Baptiste!? Alors une grande rumeur eut lieu faite de gaietés et d'indignations.
?C'était une houle, un tumulte; toutes les têtes remuaient. On se répétait le mot; on se haussait pour voir la figure que faisait cette malheureuse; des maris enlevaient leurs femmes dans leurs bras afin de la leur montrer; des gens demandaient: ?Laquelle, celle en bleu?? Les gamins poussaient des cris de coq; de grands rires éclataient de place en place.
?Elle ne remuait plus, éperdue, sur son fauteuil d'apparat, comme si elle e?t été placée en montre pour l'assemblée. Elle ne pouvait ni dispara?tre, ni bouger, ni dissimuler son visage. Ses paupières clignotaient précipitamment comme si une grande lumière lui e?t br?lé les yeux; et elle soufflait à la fa?on d'un cheval qui monte une c?te.
??a fendait le coeur de la voir.
?M. Hamot avait saisi à la gorge ce grossier personnage, et ils se roulaient par terre au milieu d'un tumulte effroyable.
?La cérémonie fut interrompue.
?Une heure après, au moment où les Hamot rentraient chez eux, la jeune femme, qui n'avait pas prononcé un seul mot depuis l'insulte, mais qui tremblait comme si tous ses nerfs eussent été mis en danse par un ressort, enjamba tout à coup le parapet du pont sans que son mari ait eu le temps de la retenir, et se jeta dans la rivière.
?L'eau est profonde sous les arches. On fut deux heures avant de parvenir à la repêcher. Elle était morte, naturellement.?
Le conteur se tut. Puis il ajouta: ?C'est peut-être ce qu'elle avait de mieux à faire dans sa position. Il y a des choses qu'on n'efface pas.
?Vous saisissez maintenant pourquoi le clergé a refusé la porte de l'église. Oh! si l'enterrement avait été religieux toute la ville serait venue. Mais vous comprenez que le suicide s'ajoutant à l'autre histoire, les familles se sont abstenues; et puis, il est bien difficile, ici, de suivre un enterrement sans prêtres.?
Nous franchissions la porte du cimetière. Et j'attendis, très ému, qu'on e?t descendu la bière dans la fosse pour m'approcher du pauvre gar?on qui sanglotait et lui serrer énergiquement la main.
Il me regarda avec surprise à travers ses larmes, puis pronon?a: ?Merci, monsieur.? Et je ne regrettai pas d'avoir suivi ce convoi.

LA ROUILLE
Il n'avait eu, toute sa vie, qu'une inapaisable passion: la chasse. Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec un emportement furieux. Il chassait hiver comme été, au printemps comme à l'automne, au marais, quand les règlements interdisaient la plaine et les bois; il chassait au tiré, à courre, au chien d'arrêt, au chien courant, à l'aff?t, au miroir, au furet. Il ne parlait que de chasse, rêvait chasse, répétait sans cesse: ?Doit-on être malheureux quand on n'aime pas la chasse!?
Il avait maintenant cinquante
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 46
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.