Mistress Branican | Page 3

Jules Verne
en faisait son
supérieur. Dans sa pensée, John Branican méritait cette situation. Tous
deux avaient déjà navigué ensemble et s'appréciaient mutuellement.
D'ailleurs, ce que faisait M. William Andrew était bien fait. Harry
Felton et ses hommes lui étaient dévoués corps et âme. La plupart
avaient déjà embarqué sur quelques-uns de ses navires. C'était comme
une famille d'officiers et de matelots -- famille nombreuse, affectionnée
à ses chefs, qui constituait son personnel maritime et ne cessait de
s'accroître avec la prospérité de la maison.
Dès lors c'était sans nulle appréhension, on peut même dire avec ardeur,
que l'équipage du Franklin allait commencer cette campagne nouvelle.
Pères, mères, parents étaient là pour lui dire adieu, mais comme on le
dit aux gens qu'on ne doit pas tarder à revoir: «Bonjour et à bientôt,
n'est-ce pas?» Il s'agissait, en effet, d'un voyage de six mois, une simple
traversée, pendant la belle saison, entre la Californie et l'Inde, un aller
et retour de San-Diégo à Calcutta, et non d'une de ces expéditions de
commerce ou de découvertes, qui entraînent un navire pour de longues
années sur les mers les plus dangereuses des deux hémisphères. Ces
marins en avaient vu bien d'autres, et leurs familles avaient assisté à de
plus inquiétants départs.
Cependant les préparatifs de l'appareillage touchaient à leur fin. Le
Franklin, mouillé sur une ancre au milieu du port, s'était déjà dégagé
des autres bâtiments, dont le nombre atteste l'importance de la
navigation à San-Diégo. De la place qu'il occupait, le trois-mâts n'aurait

pas besoin de s'aider d'un «tug», d'un remorqueur, pour sortir des
passes. Dès que son ancre serait à pic, il lui suffirait d'éventer ses voiles,
et une jolie brise le pousserait rapidement hors de la baie, sans qu'il eût
à changer ses amures. Le capitaine John Branican n'eût pu souhaiter un
temps plus propice, un vent plus maniable, à la surface de cette mer,
qui étincelait au large des îles Coronado, sous les rayons du soleil.
En ce moment -- dix heures du matin -- tout l'équipage se trouvait à
bord. Aucun des matelots ne devait revenir à terre, et l'on peut dire que
le voyage était commencé pour eux. Quelques canots du port, accostés
à l'échelle de tribord, attendaient les personnes qui avaient voulu
embrasser une dernière fois leurs parents et amis. Ces embarcations les
ramèneraient à quai, dès que le Franklin hisserait ses focs. Bien que les
marées soient faibles dans le bassin du Pacifique, mieux valait partir
avec le jusant, qui ne tarderait pas à s'établir.
Parmi les visiteurs, il convient de citer plus particulièrement le chef de
la maison de commerce, M. William Andrew, et Mrs. Branican, suivie
de la nourrice qui portait le petit Wat. Ils étaient accompagnés de M.
Len Burker et de sa femme, Jane Burker, cousine germaine de Dolly.
Le second, Harry Felton, n'ayant pas de famille, n'avait à recevoir les
adieux de personne. Les bons souhaits de M. William Andrew ne lui
feraient point défaut, et il n'en demandait pas davantage, si ce n'est que
la femme du capitaine John voulût bien y joindre les siens -- ce dont il
était assuré d'avance.
Harry Felton se tenait alors sur le gaillard d'avant, où une demi-
douzaine d'hommes commençaient à virer l'ancre au cabestan. On
entendait les linguets qui battaient avec un bruit métallique. Déjà le
Franklin se halait peu à peu, et sa chaîne grinçait à travers les écubiers.
Le guidon, aux initiales de la maison Andrew, flottait à la pomme du
grand mât, tandis que le pavillon américain, tendu par la brise à la
corne de brigantine, développait son étamine rayée et le semis des
étoiles fédérales. Les voiles déferlées étaient prêtes à être hissées, dès
que le bâtiment aurait pris un peu d'erre sous la poussée de ses
trinquettes et de ses focs.
Sur le devant du rouffle, sans rien perdre des détails de l'appareillage,

John Branican recevait les dernières recommandations de M. William
Andrew, relatives au connaissement, autrement dit la déclaration qui
contenait l'état des marchandises constituant la cargaison du Franklin.
Puis, l'armateur le remit au jeune capitaine, en ajoutant:
«Si les circonstances vous obligent à modifier votre itinéraire, John,
agissez pour le mieux de nos intérêts, et envoyez des nouvelles du
premier point où vous atterrirez. Peut-être le Franklin fera-t-il relâche
dans l'une des Philippines, car votre intention, sans doute, n'est point de
passer par le détroit de Torrès?
-- Non, monsieur Andrew, répondit le capitaine John, et je ne compte
point aventurer le Franklin dans ces dangereuses mers du nord de
l'Australie. Mon itinéraire doit être les Hawaï, les Mariannes, Mindanao
des Philippines, les Célèbes, le détroit de Mahkassar, afin de gagner
Singapore par la mer de Java. Pour se rendre de ce point à Calcutta, la
route est tout indiquée. Je ne crois donc pas que cet
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