Mesure pour mesure | Page 9

William Shakespeare
commettent ce péché, seulement pendant dix ans, vous serez bien aise de donner la commission de trouver des têtes. Si cette loi s'exécute dans Vienne pendant dix ans, je veux louer la plus belle maison de la ville pour trois sous par fenêtre. Si vous vivez assez pour voir cela, dites: Pompée me l'avait bien dit.
ESCALUS.--Grand merci, bon Pompée; et, en récompense de votre prophétie, écoutez-moi bien:--je vous donnerai un avis: que je ne vous revoie pas devant moi pour aucune plainte quelconque; et qu'on ne vienne pas me dire que vous demeurez encore là où vous êtes: si je vous y retrouve, Pompée[19], je vous chasserai à grands coups jusqu'à votre tente, et je serai un rude César pour vous.--Pour vous parler net, Pompée, je vous ferai fouetter; ainsi, pour cette fois, Pompée, portez-vous bien.
[Note 19: Pompée est un nom souvent donné aux chiens.]
LE BOUFFON.--Je remercie Votre Grandeur de son bon conseil; mais je le suivrai, selon que la chair et la fortune en décideront.--Me fouetter? Non, non: que le charretier fouette sa rosse; un coeur vaillant n'est point chassé de son métier à coups de fouet.
(Il sort.)
ESCALUS.--Approchez, ma?tre Coude; venez, ma?tre constable: combien y a-t-il de temps que vous êtes dans cet emploi de constable?
LE COUDE.--Sept ans et demi, monsieur.
ESCALUS.--Je pensais bien, par votre habileté à l'exercer, qu'il y avait quelque temps que vous l'occupiez. Ne dites-vous pas sept ans entiers?
LE COUDE.--Et demi, monsieur.
ESCALUS.--Hélas! il vous a co?té bien des peines. On vous fait tort de vous en charger si souvent; est-ce qu'il n'y a pas dans votre garde des hommes en état de vous suppléer?
LE COUDE.--En bonne foi, monsieur, il y en a bien peu qui aient quelque talent pour cette espèce d'emploi: on les choisit; mais ils me choisissent après pour les remplacer: je le fais pour quelques pièces d'argent, et je vais toujours pour tous les autres.
ESCALUS.--écoutez-moi: apportez-moi les noms d'environ six ou sept des plus capables de votre paroisse.
LE COUDE.--A la maison de Votre Grandeur, monsieur?
ESCALUS.--Oui, chez moi. Adieu. (Coude sort.)--(Au juge de paix.) Quelle heure croyez-vous qu'il soit?
LE JUGE.--Onze heures, monsieur.
ESCALUS.--Je vous prie de venir d?ner avec moi.
LE JUGE.--Je vous remercie humblement.
ESCALUS.--Je suis bien affligé de la mort de Claudio; mais il n'y a point de remède.
LE JUGE.--Le seigneur Angelo est sévère.
ESCALUS.--C'est une nécessité; la clémence cesse d'être clémence quand elle se montre trop souvent. Le pardon est toujours le père d'un second crime; mais cependant... malheureux Claudio!--Il n'y a point de remède.--Venez, monsieur.
(Ils sortent.)
SCèNE II
Un autre appartement dans la maison d'Angelo.
Entrent LE PRéV?T ET UN VALET.
LE VALET.--Il est occupé à entendre une affaire; il va venir tout de suite. Je vais vous annoncer.
LE PRéV?T.--Je vous en prie, faites-le. (Le valet sort.) Je viens savoir ses ordres: peut-être se laissera-t-il fléchir. Hélas! son délit est comme un crime en songe. Tous les ages, toutes les sectes, sont atteints de ce vice, et il faut, lui, qu'il meure pour cela!
(Entre Angelo.)
ANGELO.--Eh bien! quel sujet vous amène, prév?t?
LE PRéV?T.--Votre bon plaisir est-il que Claudio meure demain?
ANGELO.--Ne vous ai-je pas dit qu'oui? N'avez-vous pas l'ordre? Pourquoi venez-vous me le demander une seconde fois?
LE PRéV?T.--J'ai craint d'agir trop précipitamment. Sous votre bon plaisir, j'ai vu quelquefois qu'après l'exécution, la justice s'est repentie de son arrêt.
ANGELO.--Allez, cela me regarde; faites votre devoir, ou cédez votre place, on peut fort bien se passer de vous.
LE PRéV?T.--Je demande pardon à Votre Honneur.--Que fera-t-on, monsieur, de la gémissante Juliette? Elle est bien près de son terme.
ANGELO.--Conduisez-la dans quelque lieu plus convenable, et cela sans délai.
(Le valet revient.)
LE VALET.--Voici la soeur de l'homme condamné, qui demande à être introduite près de vous.
ANGELO.--A-t-il une soeur?
LE PRéV?T.--Oui, seigneur: une jeune fille très-vertueuse, et qui est prête à entrer dans une communauté, si elle n'y est pas déjà.
ANGELO.--Allons, qu'on la fasse entrer. (Le valet sort.)--(_Au prév?t._) Voyez à ce que la fornicatrice soit transférée ailleurs: qu'on lui fournisse le nécessaire, mais sans superflu: je donnerai des ordres pour cela.
(Entrent Lucio et Isabelle.)
LE PRéV?T, faisant mine de se retirer.--Que Dieu sauve Votre Honneur.
ANGELO.--Restez encore un moment.--(A Isabelle.) Vous êtes la bienvenue: que désirez-vous?
ISABELLE.--Vous voyez devant vous une malheureuse suppliante. Qu'il plaise seulement à Votre Honneur de m'entendre.
ANGELO.--Voyons, quelle est votre requête?
ISABELLE.--Il est un vice que j'abhorre plus que tous les autres, et que je voudrais voir surtout frappé par la justice; je ne voudrais pas le défendre, mais il le faut; je ne voudrais pas le défendre, mais je suis en guerre avec moi entre ce que je voudrais et ce que je ne voudrais pas.
ANGELO.--Voyons, le sujet?
ISABELLE.--J'ai un frère qui est condamné à mourir, je vous conjure de condamner sa faute, et non pas mon frère.
LE PRéV?T.--Le ciel veuille te donner des graces émouvantes!
ANGELO.--Condamner le crime et non le criminel! Mais tout crime est condamné, même avant qu'il soit commis. Mes fonctions se réduiraient à
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