Memnon | Page 3

Voltaire
malade; il vaut mieux aller faire avec mes
amis intimes un repas frugal. J'oublierai, dans la douceur de leur société,
la sottise que j'ai faite ce matin. Il va au rendez-vous; on le trouve un
peu chagrin. On le fait boire pour dissiper sa tristesse. Un peu de vin
pris modérément est un remède pour l'âme et pour le corps. C'est ainsi
que pense le sage Memnon; et il s'enivre. On lui propose de jouer après
le repas. Un jeu réglé avec des amis est un passe-temps honnête. Il joue;
on lui gagne tout ce qu'il a dans sa bourse, et quatre fois autant sur sa
parole. Une dispute s'élève sur le jeu, on s'échauffe: l'un de ses amis
intimes lui jette à la tête un cornet, et lui crève un oeil. On rapporte
chez lui le sage Memnon ivre, sans argent, et ayant un oeil de moins.
Il cuve un peu son vin; et dès qu'il a la tête plus libre, il envoie son
valet chercher de l'argent chez le receveur-général des finances de
Ninive pour payer ses intimes amis: on lui dit que son débiteur a fait le
matin une banqueroute frauduleuse qui met en alarme cent familles.

Memnon, outré va à la cour avec un emplâtre sur l'oeil et un placet à la
main pour demander justice au roi contre le banqueroutier. Il rencontre
dans un salon plusieurs dames qui portaient toutes d'un air aisé des
cerceaux de vingt-quatre pieds de circonférence. L'une d'elles, qui le
connaissait un peu, dit en le regardant de côté: Ah, l'horreur! Une autre,
qui le connaissait davantage, lui dit: Bonsoir, monsieur Memnon; mais
vraiment, monsieur Memnon, je suis fort aise de vous voir; à propos,
monsieur Memnon, pourquoi avez-vous perdu un oeil? Et elle passa
sans attendre sa réponse. Memnon se cacha dans un coin, et attendit le
moment où il pût se jeter aux pieds du monarque. Ce moment arriva. Il
baisa trois fois la terre, et présenta son placet. Sa gracieuse majesté le
reçut très favorablement, et donna le mémoire à un de ses satrapes pour
lui en rendre compte. Le satrape tire Memnon à part, et lui dit d'un air
de hauteur, en ricanant amèrement: Je vous trouve un plaisant borgne,
de vous adresser au roi plutôt qu'à moi, et encore plus plaisant d'oser
demander justice contre un honnête banqueroutier que j'honore de ma
protection, et qui est le neveu d'une femme de chambre de ma maîtresse.
Abandonnez cette affaire-là, mon ami, si vous voulez conserver l'oeil
qui vous reste.
Memnon, ayant ainsi renoncé le matin aux femmes, aux excès de table,
au jeu, à toute querelle, et surtout à la cour, avait été avant la nuit
trompé et volé par une belle dame, s'était enivré, avait joué, avait eu
une querelle, s'était fait crever un oeil, et avait été à la cour, où l'on
s'était moqué de lui.
Pétrifié d'étonnement et navré de douleur, il s'en retourne la mort dans
le coeur. Il veut rentrer chez lui; il y trouve des huissiers qui
démeublaient sa maison de la part de ses créanciers. Il reste presque
évanoui sous un platane; il y rencontre la belle dame du matin, qui se
promenait avec son cher oncle, et qui éclata de rire en voyant Memnon
avec son emplâtre. La nuit vint; Memnon se coucha sur de la paille
auprès des murs de sa maison. La fièvre le saisit; il s'endormit dans
l'accès, et un esprit céleste lui apparut en songe.
Il était tout resplendissant de lumière. Il avait six belles ailes, mais ni
pieds, ni tête, ni queue, et ne ressemblait à rien. Qui es-tu? lui dit
Memnon. Ton bon génie, lui répondit l'autre. Rends-moi donc mon oeil,
ma santé, ma maison[3], mon bien, ma sagesse, lui dit Memnon.
Ensuite il lui conta comment il avait perdu tout cela en un jour. Voilà

des aventures qui ne nous arrivent jamais dans le monde que nous
habitons, dit l'esprit. Et quel monde habitez-vous? dit l'homme affligé.
Ma patrie, répondit-il, est à cinq cents millions de lieues du soleil, dans
une petite étoile auprès de Sirius, que tu vois d'ici. Le beau pays! dit
Memnon: quoi! vous n'avez point chez vous de coquines qui trompent
un pauvre homme, point d'amis intimes qui lui gagnent son argent et
qui lui crèvent un oeil, point de banqueroutiers, point de satrapes qui se
moquent de vous en vous refusant justice? Non, dit l'habitant de l'étoile,
rien de tout cela. Nous ne sommes jamais trompés par les femmes,
parceque nous n'en avons point; nous ne fesons point d'excès de table,
parceque nous ne mangeons point; nous n'avons point de
banqueroutiers, parcequ'il n'y a chez nous ni or ni argent; on ne peut
nous crever les yeux, parceque nous n'avons point de corps à la façon
des vôtres; et
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