temps est doux; c'est tout juste s'il ne mouille pas. On voit que les pluies de printemps arrivent...
C'était commencer ainsi une de ces conversations de paysans qui sont comme une interminable mélopée pleine de redites, chacun approuvant les paroles qui viennent d'être prononcées et y ajoutant d'autres paroles qui les répètent. Et le sujet en fut tout naturellement l'éternelle lamentation canadienne; la plainte sans révolte contre le fardeau écrasant du long hiver.
--Les animaux sont dans l'étable depuis la fin de septembre, et il ne reste quasiment plus rien dans la grange, dit la mère Chapdelaine. Hormis que le printemps n'arrive bient?t, je ne sais pas ce que nous allons faire.
--Encore trois semaines avant qu'on puisse les mettre dehors, pour le moins!
--Un cheval, trois vaches, un cochon et des moutons, sans compter les poules, c'est que ?a mange, dit Tit'Bé d'un air de grande sagesse.
Il fumait et causait avec les hommes maintenant, de par ses quatorze ans, ses larges épaules et sa connaissance des choses de la terre. Huit ans plus t?t il avait commencé à soigner les animaux et à rentrer chaque jour dans la maison sur son petit tra?neau la provision de bois nécessaire. Un peu plus tard, il avait appris à crier très fort: ?Heulle! Heulle!? derrière les vaches aux croupes maigres, et: ?Hue! Dia!? et ?Harrié!? derrière les chevaux au labour, à tenir la fourche à foin et à batir les cl?tures de pieux. Depuis deux ans il maniait tour à tour la hache et la faux à c?té de son père, conduisait le grand tra?neau à bois sur la neige dure, semait et moissonnait sans conseil; de sorte que personne ne lui contestait plus le droit d'exprimer librement son avis et de fumer incessamment le fort tabac en feuilles. Il avait encore sa figure imberbe d'enfant, aux traits indécis, des yeux candides, et un étranger se f?t probablement étonné de l'entendre parler avec une lenteur mesurée de vieil homme plein d'expérience et de le voir bourrer éternellement sa pipe de bois; mais au pays de Québec les gar?ons sont traités en hommes dès qu'ils prennent part au travail des hommes, et de leur usage précoce du tabac, ils peuvent toujours donner comme raison que c'est une défense contre les terribles insectes harcelants de l'été: moustiques, maringouins et mouches noires.
--Que ce doit donc être plaisant de vivre dans un pays où il n'y a presque pas d'hiver, et où la terre nourrit les hommes et les animaux. Icitte c'est l'homme qui nourrit les animaux et la terre, à force de travail. Si nous n'avions pas Esdras et Da'Bé dans le bois, qui gagnent de bonnes gages, comment ferions-nous?
--Pourtant la terre est bonne par icitte, fit Eutrope Gagnon.
--La terre est bonne; mais il faut se battre avec le bois pour l'avoir; et pour vivre il faut économiser sur tout et besogner du matin au soir, et tout faire soi-même, parce que les autres maisons sont si loin.
La mère Chapdelaine se tut et soupira. Elle pensait toujours avec regret aux vieilles paroisses où la terre est défrichée et cultivée depuis longtemps, et où les maisons sont proches les unes des autres, comme à une sorte de paradis perdu.
Son mari serra les poings et hocha la tête d'un air obstiné.
--Attends quelques mois seulement... Quand les gar?ons seront revenus du bois, nous allons nous mettre au travail, eux deux, Tit'Bé et moi, et nous allons faire de la terre. à quatre hommes bons sur la hache et qui n'ont pas peur de l'ouvrage, ?a marche vite, même dans le bois dur. Dans deux ans d'ici nous aurons du grain et du pacage, de quoi nourrir bien des animaux. Je te dis que nous allons faire de la terre...
Faire de la terre! C'est la forte expression du pays, qui exprime tout ce qui g?t de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés et semés. Samuel Chapdelaine en parlait avec une flamme d'enthousiasme et d'entêtement dans les yeux.
C'était sa passion à lui: une passion d'homme fait pour le défrichement plut?t que pour la culture. Cinq fois déjà depuis sa jeunesse il avait pris une concession, bati une maison, une étable et une grange, taillé en plein bois un bien prospère; et cinq fois il avait vendu ce bien pour s'en aller recommencer plus loin vers le nord, découragé tout à coup, perdant tout intérêt et toute ardeur une fois le premier labeur rude fini, dès que les voisins arrivaient nombreux et que le pays commen?ait à se peupler et à s'ouvrir. Quelques hommes le comprenaient; les autres le trouvaient courageux, mais peu sage, et répétaient que s'il avait su se fixer quelque part, lui et les siens seraient maintenant à leur aise.
à leur aise... ? Dieu redoutable des écritures que tous ceux du pays de
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