Maria Chapdelaine | Page 3

Louis Hamon
chevaux rangés et amenaient leurs tra?neaux au bas des marches de l'église pour y faire monter femmes et enfants.
Samuel Chapdelaine et Maria n'avaient fait que quelques pas dans le chemin lorsqu'un jeune homme les aborda.
--Bonjour, monsieur Chapdelaine. Bonjour, mademoiselle Maria. C'est un adon que le vous rencontre, puisque votre terre est plus haut le long de la rivière et que moi-même je ne viens pas souvent par icitte.
Ses yeux hardis allaient de l'un à l'autre. Quand il les détournait, il semblait que ce f?t seulement à la réflexion et par politesse, et bient?t ils revenaient, et leur regard dévisageait, interrogeait de nouveau, clair, per?ant, chargé d'avidité ingénue.
--Fran?ois Paradis! s'exclama le père Chapdelaine. C'est un adon de fait, car voilà longtemps que je ne t'avais vu, Fran?ois. Et voilà ton père mort, de même. As-tu gardé la terre?
Le jeune homme ne répondit pas; il regardait Maria curieusement, et avec un sourire simple, comme s'il attendait qu'elle parlat à son tour.
--Tu te rappelles bien Fran?ois Paradis, de Mistassini, Maria? Il n'a pas changé guère.
--Vous non plus, monsieur Chapdelaine. Votre fille, c'est différent; elle a changé; mais je l'aurais bien reconnue tout de suite.
Ils avaient passé la veille à Saint-Michel-de-Mistassini, au grand jour de l'après-midi; mais de revoir ce jeune homme, après sept ans, et d'entendre prononcer son nom, évoqua en Maria un souvenir plus précis et plus vif en vérité que sa vision d'hier: le grand pont de bois, couvert, peint en rouge, et un peu pareil à une arche de Noé d'une étonnante longueur; les deux berges qui s'élevaient presque de suite en hautes collines, le vieux monastère blotti entre la rivière et le commencement de la pente, l'eau qui blanchissait, bouillonnait et se précipitait du haut en bas du grand rapide comme dans un escalier géant.
--Fran?ois Paradis! Bien s?r, son père, que je me rappelle Fran?ois Paradis.
Satisfait, celui-ci répondait aux questions de tout à l'heure.
--Non, monsieur Chapdelaine, je n'ai pas gardé la terre. Quand le bonhomme est mort j'ai tout vendu, et depuis j'ai presque toujours travaillé dans le bois, fait la chasse ou bien commercé avec les Sauvages du grand lac à Mistassini ou de la Rivière-aux-Foins. J'ai aussi passé deux ans au Labrador.
Son regard voyagea une fois de plus de Samuel Chapdelaine à Maria, qui détourna modestement les yeux.
--Remontez-vous aujourd'hui? interrogea-t-il.
--Oui; de suite après d?ner.
--Je suis content de vous avoir vu, parce que je vais passer près de chez vous, en haut de la rivière, dans deux ou trois semaines dès que la glace sera descendue. Je suis icitte avec des Belges qui vont acheter des pelleteries aux Sauvages; nous commencerons à remonter à la première eau claire, et si nous nous tentons près de votre terre, au-dessus des chutes, j'irai veiller un soir.
--C'est correct, Fran?ois; on t'attendra.
Les aunes formaient un long buisson épais le long de la rivière Péribonka; mais leurs branches dénudées ne cachaient pas la chute abrupte de la berge, ni la vaste plaine d'eau glacée, ni la lisière sombre du bois qui serrait de près l'autre rive, ne laissant entre la désolation touffue des grands arbres droits et la désolation nue de l'eau figée que quelques champs étroits, souvent encore semés de souches, si étroits en vérité qu'ils semblaient étranglés sous la poigne du pays sauvage.
Pour Maria Chapdelaine, qui regardait toutes ces choses distraitement, il n'y avait rien là de désolant ni de redoutable. Elle n'avait jamais connu que des aspects comme ceux-là d'octobre à mal, ou bien d'autres plus frustes encore et plus tristes, plus éloignés des maisons et des cultures; et même tout ce qui l'entourait ce matin-là lui parut soudain adouci, illuminé par un réconfort, par quelque chose de précieux et de bon qu'elle pouvait maintenant attendre. Le printemps arrivait, peut-être... ou bien encore l'approche d'une autre raison de joie qui venait vers elle sans laisser deviner son nom.
Samuel Chapdelaine et Maria allèrent d?ner avec leur parente Azalma Larouche, chez qui ils avaient passé la nuit. Il n'y avait là avec eux que leur h?tesse, veuve depuis plusieurs années, et le vieux Nazaire Farouche, son beau-frère. Azalma était une grande femme plate, au profil indécis d'enfant, qui parlait très vite et presque sans cesse tout en préparant le repas dans la cuisine. De temps à autre, elle s'arrêtait et s'asseyait en face de ses visiteurs, moins pour se reposer que pour donner à ce qu'elle allait dire une importance spéciale; mais presque aussit?t l'assaisonnement d'un plat ou la disposition des assiettes sur la table réclamaient son attention, et son monologue se poursuivait au milieu des bruits de vaisselle et de poêlons secoués.
La soupe aux pois fut bient?t prête et servie. Tout en mangeant, les deux hommes parlèrent de l'avancement de leurs terres et de l'état de la glace du printemps.
--Vous devez être bons pour traverser à soir, dit Nazaire Larouche, mais
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