Marcof le Malouin | Page 2

Ernest Capendu
que penses-tu du grain qui se prépare?
--Je pense qu'avant dix minutes nous en verrons le commencement, répondit le matelot.
--Crois-tu qu'il dure?
--Dieu seul le sait.
--Eh bien! en ce cas, fais fermer les écoutilles et nettoyer les dallots.
?Bien, continua le patron du _Jean-Louis_ en voyant ses ordres exécutés. Alerte, enfants! Carguez les huniers et amenez les focs!
--C'est pas mal, mais c'est pas encore ?a, murmura Bervic resté seul à c?té du commandant auquel il servait de contre-ma?tre et de second.
--Qu'est-ce que tu dis, vieux ca?man?
--Je dis que, pendant qu'on y est, autant carguer la misaine; le lougre est assez jeune pour marcher à sec, et si nous laissons prise au vent, il ne se passera pas cinq minutes avant que la voilure ne s'en aille à tous les grands diables d'enfer...
--Tu te trompes, vieux gabier, répondit le commandant, si la brise est forte, ma misaine est plus forte encore. Envoie prendre deux ris, amarre deux écoutes et tiens bon la barre. Tu gouverneras jusqu'en vue de terre. Va! je réponds de tout. Marcof n'a jamais culé devant la tempête, et le _Jean-Louis_ obéit mieux qu'une jeune fille.
--C'est tenter Dieu! grommela le vieux marin, qui néanmoins s'empressa d'obéir à son chef.
La tempête éclatait alors dans toute sa fureur. Les rayons du soleil, entièrement masqués par des nuées livides, n'éclairaient plus que faiblement l'horizon. Cinq heures sonnaient à peine aux clochers de la c?te voisine, et la nuit semblait avoir déjà jeté sur la terre son manteau de deuil. Des vagues gigantesques, courtes et rapides comme elles le sont toujours dans ces parages hérissés de brisants et de rochers, s'élan?aient avec furie les unes contre les autres, par suite du ressac que la proximité de la terre rendait terrible. La rafale passant sur la mer échevelée, comme un vol de djinns fantastiques, tordait les vergues et sifflait dans les agrès du navire.
Le petit lougre bondissait, emporté par le tourbillon; mais néanmoins il tenait ferme, et gouvernait bien. Presque à sec de voiles, ne marchant plus que sous sa misaine, obéissant comme un enfant aux impulsions de la main savante qui tenait la barre, il présentait sans cesse son avant aux plus fortes lames, tout en évitant avec soin de se laisser emporter par les courants multipliés qui offrent tant de périls aux navires longeant les c?tes de la Cornouaille.
Personne à bord n'ignorait les dangers que courait _le Jean-Louis_. Mais, soit confiance dans la bonne construction du lougre, soit certitude de l'infaillibilité de leur chef, soit indifférence de la mort imminente, les matelots, rudement ballotés par le tangage, n'avaient rien perdu de leur attitude calme et passive, presque semblable à l'allure fataliste des musulmans fumeurs d'opium. Le patron lui-même sifflait gaiement entre ses dents en regardant d'un oeil presque ironique la fureur croissante des flots. On e?t dit que cet homme éprouvait une sorte de joie intérieure à lutter ainsi contre les éléments, lui, si faible, contre eux si forts!...
Au moment où il passait devant l'écoutille qui servait de communication avec l'entre-pont du navire, deux têtes jeunes et souriantes apparurent au sommet de l'escalier, et deux nouveaux personnages firent leur entrée sur l'arrière du _Jean-Louis_.
Le premier qui se présenta était un grand et beau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Il portait avec grace le costume simple et élégant des habitants de Roscof. Des braies blanches, une veste de même couleur en fine toile, serrée à la taille par une large ceinture de serge rouge, et laissant apercevoir le grand gilet vert à manches bleues, commun à presque tous les Bretons. Un chapeau aux larges bords, tout entouré de chenilles de couleurs vives et bariolées, lui couvrait la tête. Ses jambes se dessinaient fines et nerveuses sous de longues guêtres de toile blanche. Il portait à la main le penbas traditionnel.
Dès qu'il eut atteint le pont, sur lequel il se maintint en équilibre, malgré les rudes mouvements d'un tangage énergique, il se retourna et offrit la main à une jeune fille qui venait derrière lui.
Cette charmante créature, agée de dix-huit ans tout au plus, offrait dans sa personne le type poétique et accompli des belles pennerès de la Bretagne. Le contraste de ses grands yeux noirs, pleins de vivacité et presque de passion, avec ses blonds cheveux aux reflets soyeux et cendrés, présentait tout d'abord un aspect d'une originalité séduisante, tandis que l'ovale parfait de la figure, la petite bouche fine et carminée, le nez droit aux narines mobiles et la peau d'une blancheur mate et rosée, constituaient un ensemble d'une saisissante beauté. Une large bande de toile duement empesée, relevée de chaque c?té de la tête par deux épingles d'or, formait la coiffure de cette gracieuse tête. Le corsage de la robe, en étoffe de laine bleue, tout chamarré de velours noir et, de broderies de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 123
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.