il était lucide, une grâce aimable et une générosité facile, qui le
faisaient bien venir de ses supérieurs. Il avait un jour tiré d'affaire le
brigadier-fourrier qui, pour les beaux yeux d'une fille de café-concert,
s'était laissé aller à manger la grenouille. Il fallait trouver treize cents
francs, en vingt-quatre heures, pour arracher ce malheureux au conseil
de guerre. A l'instant même, Christian les avait donnés. Tout l'escadron
connaissait l'histoire. Les officiers avaient fermé les yeux. Le brigadier
avait été changé. On lui avait retiré le maniement des fonds de
l'ordinaire. Mais Christian avait bénéficié de son bon mouvement. Il
avait sauvé un accroc à l'honneur militaire. Et chacun lui en savait gré,
par solidarité. Il avait donc réussi à passer sans crises graves, sans
sérieuses punitions, son année de service, et il était rentré à Paris, pour
assister au mariage de son père avec Mlle de Vernecourt. Cette
soudaine modification de l'existence paternelle ne l'avait pas comblé
d'aise. Outre que les façons d'être de la jeune personne avec
Vernier-Mareuil, ne lui avaient pas paru empreintes d'une tendresse
impressionnante, il trouvait assez inutile qu'un homme arrivé à l'âge
mur, et ayant tant de facilités pour se distraire, se chargeât du souci
d'une femme légitime. Il s'en était expliqué avec ses amis, en toute
ouverture de coeur et sans aucun ménagement pour l'auteur de ses
jours:
--Voyez-vous, mes enfants, papa s'est laissé placer un
laissé-pour-compte de l'aristocratie.... La petite Vernecourt était montée
en graine. Madame sa mère, avec ses panaches, ses prétentions et ses
bas percés, avait découragé tous les amateurs.... On s'est jeté sur
Vernier-Mareuil, comme la misère sur le pauvre monde.... Les nobles
amis de papa ont tous aidé à le pousser dans la nasse.... Et ça n'est pas
très chic, ce qu'ils ont fait là.... Mais, quand il s'agit de caser un des
leurs qui est dans la purée, tous ces fils des Croisés remettraient Dieu
en croix.... Papa n'a pas pu se dépêtrer. Il a fallu qu'il marche, et me
voilà avec une belle-mère qui me fait l'effet d'avoir des dispositions
pour colorer fâcheusement le front vénérable de mon auteur.
Vernier-Mareuil saura ce que ça va lui coûter d'avoir coupé dans
l'armorial. Mais, après tout, il a le droit de faire ce qui lui plaît: il est
majeur.
Cette façon d'apprécier la conduite de son père donne la mesure de la
cordialité qui régla les rapports de la jeune Mme Vernier-Mareuil avec
le fils de la maison. Ils vécurent sur un pied de paix armée, jusqu'au
jour où la belle-mère trouva l'occasion de rendre à Christian un
important service qui les mit en confiance l'un et l'autre. La fortune de
la maison ne datant que de la mort de sa mère, la part d'héritage de
Christian avait été modeste. Il jouissait de trente mille francs de rente,
que son père doublait par des libéralités supplémentaires. Avec ses cinq
mille francs par mois, Christian avait bien de la peine à joindre les deux
bouts, et quand l'année était mauvaise, le baccara cruel ou les femmes
exigeantes, il fallait aller faire à la caisse une petite visite, qui amenait
entre le père et le fils des débats orageux.
Mareuil, l'oncle, était encore plus terrible que Vernier. Sans besoins, il
ne comprenait pas les dépenses somptuaires. Il vivait dans son bureau
de la rue de Châteaudun, à conduire les affaires de la maison, n'en
sortait que pour rentrer chez lui, boulevard Haussmann, et, excepté une
quotidienne partie de bridge au Cercle des Chemins de fer, il ne
connaissait d'autre plaisir que de signer des traites pour l'encaissement
des fournitures faites dans les cinq parties du monde. La situation
financière de Christian, qui n'avait jamais été bien bonne, devint un
beau jour tout à fait mauvaise. Il fit la connaissance de Mlle Étiennette
Dhariel.
C'était une très belle personne, qui passait pour avoir la plus jolie gorge
de Paris et qui la montrait pour que chacun pût s'en convaincre. Elle
avait joué les grues dans un théâtre du boulevard, et soudainement
s'était découvert une voix de mezzo qu'elle avait travaillée avec zèle.
C'était une fille extrêmement intelligente, vicieuse comme un cheval de
fiacre, et capable d'un crime pour arriver à ses fins. Elle se vantait de ne
savoir pas ce que c'était que l'amour. Un homme, pour elle, représentait
un capital exploitable dont elle s'appliquait les revenus, et qu'elle
rejetait impitoyablement quand il ne répondait plus à ses exigences.
Ruineuse par principes, elle mettait son orgueil à faire dépenser de
l'argent à ses amants. Elle n'admettait pas qu'on sortît de ses mains sans
laisser toutes ses plumes. Elle faisait commerce de la galanterie comme
les Anglais font commerce de la guerre: pour le gain.
Christian Vernier avait, dès le premier moment, représenté pour cette
fille avide une proie superbe. Derrière lui, il y
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