Marchand de Poison | Page 8

Georges Ohnet
traitait ces femmes ruinées, mais
bien en cour, comme si elles avaient porté en elles le reflet magnifique
du pouvoir royal. On disait couramment: épouser Mlle de Vernecourt,
c'est la certitude d'une grande charge le jour où le Roi reviendra.
Mais comme, en dépit des espérances de ses partisans, le Roi ne
revenait pas, et ne faisait même pas mine d'essayer de rentrer, les
épouseurs restaient à l'écart, et à force de monter dans les équipages
armoriés de ses nobles amis, de suivre les séries de chasses dans les
grands châteaux de province, et de passer ses nuits au bal pendant la
saison mondaine à Paris, la charmante Emmeline de Vernecourt restait
fille. Son teint commençait à se faner, ses traits à se durcir. Elle était
encore très jolie, mais elle était à la veille de cesser de l'être quand elle
rencontra Vernier-Mareuil.
Ce fut par l'intermédiaire d'un homme admirable, qui a repris, en ce
temps de misère et de corruption, la tâche de Saint-Vincent-de-Paul et
s'est consacré au soulagement des douleurs humaines, que la
connaissance se fit. M. Rampin organisait une loterie pour son oeuvre
de la Protection de l'Enfance, et il était venu faire appel à la charité de
ses aristocratiques clientes de Deauville, quand Vernier-Mareuil, qu'il

connaissait pour lui soutirer tous les ans de grasses aumônes, arriva au
Grand Hôtel, attiré par les courses. Il l'enrôla immédiatement dans son
comité en lui faisant valoir qu'il se trouverait en compagnie des
duchesses et des marquises les plus authentiques. Vernier-Mareuil se
dévoua donc, et parmi toutes les belles dames de l'aristocratie qui
s'évertuaient à placer des billets à leurs amis, il remarqua Mlle de
Vernecourt. Ce fut aussitôt, dans le clan des vendeuses, un mot d'ordre.
Il fallait marier Emmeline avec Vernier-Mareuil. Sans doute, il était
roturier. Mais il portait un double nom, ce qui avait déjà un petit air de
noblesse. Et puis le Saint-Père n'était-il pas là pour octroyer un titre de
comte à un brave millionnaire qui donnerait des gages à la bonne cause
en épousant une fille de haute naissance dans l'infortune?
Vernier, pressé, chapitré, et, de son côté, séduit par la nouveauté de la
situation, se laissa aller à tenter l'aventure. A quarante-cinq ans, il
épousa Mlle Emmeline de Vernecourt des Essarts, qui n'en avait que
vingt-six, mais qui comptaient doubles comme des années de
campagnes. De plus, elle avait sa mère. Mais lui, il avait un fils, le
jeune Christian, qui venait de terminer ses études, et entrait dans la vie
avec des idées bien différentes de celles de son père sur la plupart des
sujets. C'était un produit de la nouvelle éducation sportive, qui a
désintellectualisé la jeunesse. Il avait au cours de ses études appris
beaucoup moins le latin que la gymnastique, et s'il était faible sur la
version, il était champion au football. Le racing, le tennis, le polo, le
cyclisme, puis plus tard l'automobilisme s'étaient partagé ses faveurs.
Il était sorti de l'École des hautes études commerciales dans un rang
convenable, grâce à sa connaissance parfaite des langues allemande et
anglaise. Son année de service s'était passée dans la cavalerie, au 4e
chasseurs. Là il avait fait la connaissance des cavaliers Longin,
Vertemousse et Fabreguier, jeunes fils de famille, riches et sans
vocation, qui tiraient avec effort et ennui leurs mois de service. En cette
compagnie, Christian, qui jusqu'alors avait été sobre, prit des habitudes
d'intempérance, et son nom ne fut pas pour peu dans l'aventure. Chez
tous les débitants de la ville, le Vernier-Mareuil triomphait. Et lorsque
le chasseur Christian apparaissait dans un établissement, il y était reçu
comme M. de Rothschild chez un changeur. Sa vanité en était

chatouillée, et par ostentation, il se faisait servir, pour ses camarades et
pour lui, toutes les variétés de liqueurs que le caprice des buveurs
imposait aux cafetiers. On dégustait, on comparait, et c'était
généralement le Royal-Carte jaune qui l'emportait sur les poisons
divers qui avaient circulé à la ronde, au milieu des félicitations
générales.
--C'est papa qui est encore le plus chic!
--Ah! il doit en fourrer dans ses bottes, avec la consommation qui se
fait de ses fioles!
--Tout ça, pour Christian! Ah! sacré Christian! Même s'il voulait boire
sa succession, il ne le pourrait pas!
--Dis donc, fiston, tu devrais bien t'en faire envoyer des caisses par ta
famille!
--Eh bien! Et l'adjudant? Ah! il y en aurait du raffut!
--Caisse pour lui! Et voilà tout!
--Ah! il s'en ferait claquer son ceinturon!
--Mais il ne nous laisserait pas siroter un verre!
Les cartes, au milieu des bouteilles, à leur tour apparaissaient. Le jeu
achevait ce qu'avait commencé l'absinthe. Et ces jeunes gens rentraient
au quartier abrutis par l'ivresse méchante de l'alcool. Christian, malgré
le peu de zèle avec lequel il servait, n'était pas mal noté. Il avait, quand
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