Manon Lescaut | Page 9

Abbé Prévost
me mis à table d'un air fort gai; mais
à la lumière de la chandelle qui était entre elle et moi, je crus apercevoir
de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse.
Cette pensée m'en inspira aussi. Je remarquai que ses regards
s'attachaient sur moi d'une autre façon qu'ils n'avaient accoutumé. Je ne
pouvais démêler si c'était de l'amour ou de la compassion, quoiqu'il me
parût que c'était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la
même attention; et peut-être n'avait-elle pas moins de peine à juger de
la situation de mon coeur par mes regards. Nous ne pensions ni à parler,
ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux:
perfides larmes! Ah Dieux! m'écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon;
vous êtes affligée jusqu'à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot
de vos peines. Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui
augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai,
avec tous les empressements de l'amour, de me découvrir le sujet de ses
pleurs; j'en versai moi-même en essuyant les siens; j'étais plus mort que
vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de
ma crainte. Dans le temps que j'étais ainsi tout occupé d'elle, j'entendis
le bruit de plusieurs personnes qui montaient l'escalier. On frappa
doucement à la porte. Manon me donna un baiser et s'échappant de mes
bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu'elle ferma aussitôt sur
elle. Je me figurai qu'étant un peu en désordre, elle voulait se cacher
aux yeux des étrangers qui avaient frappé. J'allai leur ouvrir moi-même.
A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes, que je
reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne me firent point de
violence; mais deux d'entre eux m'ayant pris par le bras, le troisième
visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui était le seul fer que
j'eusse sur moi. Ils me demandèrent pardon de la nécessité où ils étaient
de me manquer de respect; ils me dirent naturellement qu'ils agissaient
par l'ordre de mon père, et que mon frère aîné m'attendait en bas dans
un carrosse. J'étais si troublé, que je me laissai conduire sans résister et
sans répondre. Mon frère était effectivement à m'attendre. On me mit
dans le carrosse, auprès de lui, et le cocher, qui avait ses ordres, nous

conduisit à grand train jusqu'à Saint-Denis. Mon frère m'embrassa
tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que j'eus tout le loisir
dont j'avais besoin, pour rêver à mon infortune.
J'y trouvai d'abord tant d'obscurité que je ne voyais pas de jour à la
moindre conjecture. J'étais trahi cruellement. Mais par qui? Tiberge fut
le premier qui me vint à l'esprit. Traître! disais-je, c'est fait de ta vie si
mes soupçons se trouvent justes. Cependant je fis réflexion qu'il
ignorait le lieu de ma demeure, et qu'on ne pouvait, par conséquent,
l'avoir appris de lui. Accuser Manon, c'est de quoi mon coeur n'osait se
rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je l'avais vue
comme accablée, ses larmes, le tendre baiser qu'elle m'avait donné en
se retirant, me paraissaient bien une énigme; mais je me sentais porté à
l'expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun, et dans
le temps que je me désespérais de l'accident qui m'arrachait à elle,
j'avais la crédulité de m'imaginer qu'elle était encore plus à plaindre que
moi. Le résultat de ma méditation fut de me persuader que j'avais été
aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance,
qui en avaient donné avis à mon père. Cette pensée me consola. Je
comptais d'en être quitte pour des reproches ou pour quelques mauvais
traitements, qu'il me faudrait essuyer de l'autorité paternelle. Je résolus
de les souffrir avec patience, et de promettre tout ce qu'on exigerait de
moi, pour me faciliter l'occasion de retourner plus promptement à Paris,
et d'aller rendre la vie et la joie à ma chère Manon.
Nous arrivâmes, en peu de temps, à Saint-Denis. Mon frère, surpris de
mon silence, s'imagina que c'était un effet de ma crainte. Il entreprit de
me consoler en m'assurant que je n'avais rien à redouter de la sévérité
de mon père, pourvu que je fusse disposé à rentrer doucement dans le
devoir et à mériter l'affection qu'il avait pour moi. Il me fit passer la
nuit à Saint-Denis, avec la précaution de faire coucher les trois laquais
dans ma chambre. Ce qui me causa une peine sensible, fut de me voir
dans la même hôtellerie où je m'étais arrêté avec Manon, en venant
d'Amiens à Paris. L'hôte et les domestiques me reconnurent, et
devinèrent en même temps la vérité de mon histoire. J'entendis dire à
l'hôte: Ah!
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