notre table était mieux servie, et qu'elle
s'était donné quelques ajustements d'un prix considérable. Comme je
n'ignorais pas qu'il devait nous rester à peine douze ou quinze pistoles,
je lui marquai mon étonnement de cette augmentation apparente de
notre opulence. Elle me pria, en riant, d'être sans embarras. Ne vous
ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources? Je
l'aimais avec trop de simplicité pour m'alarmer facilement.
Un jour que j'étais sorti l'après-midi, et que je l'avais avertie que je
serais dehors plus longtemps qu'à l'ordinaire, je fus étonné qu'à mon
retour on me fît attendre deux ou trois minutes à la porte. Nous n'étions
servis que par une petite bonne qui était à peu près de notre âge. Étant
venue m'ouvrir je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps.
Elle me répondit, d'un air embarrassé, qu'elle ne m'avait point entendu
frapper Je n'avais frappé qu'une fois; je lui dis: mais, si vous ne m'avez
pas entendu, pourquoi êtes-vous donc venue m'ouvrir? Cette question la
déconcerta si fort, que, n'ayant point assez de présence d'esprit pour y
répondre, elle se mit à pleurer en m'assurant que ce n'était point sa faute,
et que madame lui avait défendu d'ouvrir la porte jusqu'à ce que M. de
B... fût sorti par l'autre escalier qui répondait au cabinet. Je demeurai si
confus, que je n'eus point la force d'entrer dans l'appartement. Je pris le
parti de descendre sous prétexte d'une affaire, et j'ordonnai à cet enfant
de dire à sa maîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne
pas faire connaître qu'elle m'eût parlé de M. de B...
Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant
l'escalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. J'entrai
dans le premier café et m'y étant assis près d'une table, j'appuyai la tête
sur mes deux mains pour y développer ce qui se passait dans mon coeur.
Je n'osais rappeler ce que je venais d'entendre. Je voulais le considérer
comme une illusion, et je fus prêt deux ou trois fois de retourner au
logis, sans marquer que j'y eusse fait attention. Il me paraissait si
impossible que Manon m'eût trahi, que je craignais de lui faire injure en
la soupçonnant. Je l'adorais, cela était sûr; je ne lui avais pas donné plus
de preuves d'amour que je n'en avais reçu d'elle; pourquoi l'aurais-je
accusée d'être moins sincère et moins constante que moi? Quelle raison
aurait-elle eue de me tromper? Il n'y avait que trois heures qu'elle
m'avait accablé de ses plus tendres caresses et qu'elle avait reçu les
miennes avec transport; je ne connaissais pas mieux mon coeur que le
sien. Non, non, repris-je, il n'est pas possible que Manon me trahisse.
Elle n'ignore pas que je ne vis que pour elle. Elle sait trop bien que je
l'adore. Ce n'est pas là un sujet de me haïr.
Cependant la visite et la sortie furtive de M. de B... me causaient de
l'embarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me
semblaient surpasser nos richesses présentes. Cela paraissait sentir les
libéralités d'un nouvel amant. Et cette confiance qu'elle m'avait
marquée pour des ressources qui m'étaient inconnues! J'avais peine à
donner à tant d'énigmes un sens aussi favorable que mon coeur le
souhaitait. D'un autre côté, je ne l'avais presque pas perdue de vue
depuis que nous étions à Paris. Occupations, promenades,
divertissements, nous avions toujours été l'un à côté de l'autre; mon
Dieu! un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nous
dire sans cesse que nous nous aimions; nous serions morts d'inquiétude
sans cela. Je ne pouvais donc m'imaginer presque un seul moment où
Manon pût s'être occupée d'un autre que moi. A la fin, je crus avoir
trouvé le dénouement de ce mystère. M. de B..., dis-je en moi-même,
est un homme qui fait de grosses affaires, et qui a de grandes relations;
les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir
quelque argent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui; il est venu
aujourd'hui lui en apporter encore. Elle s'est fait sans doute un jeu de
me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-être m'en
aurait-elle parlé si j'étais rentré à l'ordinaire, au lieu de venir ici
m'affliger; elle ne me le cachera pas, du moins, lorsque je lui en
parlerai moi-même.
Je me remplis si fortement de cette opinion, qu'elle eut la force de
diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis.
J'embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien.
J'étais tenté d'abord de lui découvrir mes conjectures, que je regardais
plus que jamais comme certaines; je me retins, dans l'espérance qu'il lui
arriverait peut-être de me prévenir en m'apprenant tout ce qui s'était
passé. On nous servit à souper. Je
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