Mademoiselle La Quintinie | Page 5

George Sand

--Ah! une merveille! Voilà déjà!»
Et la bonne Élise de rire.
Moi aussi, je riais. Le surlendemain, j'ai rencontré Lucie chez ces dames. Élise me
regardait en riant toujours. J'étais très-calme, très-froid; si froid et si calme, que, Lucie
partie, j'ai dit à Élise que son amie était très-bien.
Mais le coup était porté, vois-tu! Si j'avais dit seulement trois paroles, je me serais trahi et
rendu ridicule, j'aimais Lucie. Pourquoi? Oui, au fait, pourquoi Lucie et pas une autre? Il
y en a ici à choisir pour objet de mes rêves, des demoiselles plus ou moins à marier, des
brunes, des blondes, des Anglaises sentimentales, des Parisiennes pimpantes, des
Allemandes toutes roses, des Italiennes toutes pâles. Lucie n'est rien de tout cela. Elle
n'est peut-être pas jolie; je n'en sais rien. Elle m'a regardé, elle m'a salué, je lui ai dit trois
mots insignifiants, j'avais probablement l'air stupide. Elle m'a vaguement souri, et avec
tout cela elle m'a pris mon coeur comme si elle me le tirait de la poitrine avec ses deux
mains, et elle me l'a emporté avec elle, probablement sans y attacher plus d'importance
qu'à une feuille que l'on cueille en passant et par distraction à une branche du chemin.
Père, toi qui as aimé, est-ce comme cela qu'on devient amoureux d'une femme? Se
rend-on compte de ce qui vous plaît en elle? Est-on dans son bon sens quand cette flèche
vous arrive sans qu'on l'ait prévue, sans qu'on ait eu le temps de s'en préserver?... Oh! le
vieux Cupidon avec son carquois et son arc! Je n'avais jamais songé que ces emblèmes
fussent l'explication de l'éternel phénomène, de l'événement fatal, aussi vieux que le
monde, et aussi vrai il y a quatre mille ans qu'il l'est encore aujourd'hui.
Mais je suis peut-être fou! Dans le temps de froid examen où nous vivons, doit-on être
ainsi la proie des antiques fatalités et des instincts aveugles? Ne doit-on pas raisonner tout,
même l'amour, et se dire, comme plusieurs que je connais: «À quoi cela mènera-t-il?» Tu
ne m'as pourtant pas appris cela, toi! Tu ne m'as pas recommandé de veiller sur les élans
spontanés de mon coeur! Il m'a semblé, au contraire, que tu désirais me le conserver
chaud et entier; mais tu pensais que j'aimerais Élise et que mon bonheur viendrait d'elle.
Je l'ai cherché ailleurs, ou plutôt la fatalité m'a appelé ailleurs, car me voilà malheureux.
Du moins, je souffre. Et je vis pourtant! et je ne sais pas guérir!
C'est bien vulgaire, il me semble! Je me fais l'effet d'un amoureux classique. Vorrei e non
vorrei. Je ne sais ce que c'est, je ne sais ce que j'ai, et je ne sais pas le dire, à toi, médecin
de mon âme. J'ai l'orgueil profondément irrité, et par moments je suis honteux de moi.
Aide-moi donc à me retrouver! Je ne comprends pas ce que je suis devenu.
Le jour où pour la première fois j'ai vu Lucie, j'ai passé la soirée à me promener avec
Henri. Il a vu, à mon silence, qu'il y avait en moi un changement, et il m'a dit en riant:
«Tu es donc amoureux?»
J'ai nié, et puis j'ai avoué.

«Eh bien, m'a-t-il dit, je la connais, cette Lucie; elle est riche, mais tu l'es aussi. Vos
situations se valent, et on ne lui connaît pas d'engagements. Sa famille est très-considérée;
la tienne aussi; je ne vois pas d'obstacles. Fais-toi aimer.»
Fais-toi aimer! comme si cela était aussi facile que de se faire voir! J'ai été si épouvanté
d'un conseil où je sentais toute mon âme et tout mon repos en jeu, que je l'ai repoussé
vivement. Je ne sais quelle sotte honte m'a fait mentir après la sincérité du premier aveu.
J'ai prétendu que je n'étais pas épris au point de faire la moindre démarche avant d'avoir
réfléchi et surtout avant de t'avoir consulté.
Pour le dernier point, je sentais bien que je te devais la première confidence. Eh bien, j'ai
osé encore moins avec toi qu'avec moi-même. Il m'a semblé qu'un sentiment si
subitement éclos te ferait sourire, à moins d'être exprimé avec une certaine mesure; j'ai
essayé de t'écrire raisonnablement que j'avais perdu la raison. Je n'ai pas pu résoudre un
pareil problème.
Le lendemain, comme je flottais dans cette agitation vague et terrible, le hasard ou plutôt
ma destinée m'a conduit au château de Turdy. Il avait été convenu que j'irais avec
madame Marsanne et sa fille à l'abbaye de Hautecombe, que nous connaissions déjà, mais
où nous n'avions pas visité la fontaine intermittente, dite des Merveilles. C'est une attrape
bien conditionnée; mais le lac, vu de la hauteur, est si joli! Et puis Élise et sa mère étaient
gaies; Henri, qui nous servait de cicerone, est toujours parfaitement aimable; les petits
bateaux du lac sont
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 136
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.