Mademoiselle La Quintinie | Page 4

George Sand
1er juin 1861.
Eh bien, oui, père, j'ai du chagrin, tu l'as deviné, tu l'as senti. Elle ne m'aime pas!
Qui, elle?... Tu voyais bien, tu comprenais bien, au désordre de mes lettres, et tu sais bien
qu'à mon âge, et de l'humeur dont tu m'as fait, il n'y a qu'un rêve: être aimé, et qu'une
souffrance: aimer sans espoir.
Surtout ne t'afflige pas: je ne suis pas faible, ni lâche, ni fou, ni ingrat. Je sais que, si je
me laissais abattre, je te briserais le coeur. Je lutterai, je lutte. N'aie pas peur, ton enfant
tâchera d'être un homme.
Je suis agité ce soir. Je m'efforcerai d'être calme demain. Je ne sortirai pas, et je passerai
ma journée, s'il le faut, à te raconter mon histoire. Prends patience. Je crois que ce récit
me fera du bien. Trois semaines d'émotion sans t'ouvrir mon coeur, c'était trop. J'étouffe.
A demain, père. Tu sais que, d'abord et avant tout, je t'aime de toute mon âme.
Émile.

II.
A M. HONORÉ LEMONTIER, A PARIS.
Aix en Savoie, 2 juin 1861.
M'y voici. Il pleut. Je me suis enfermé dans l'espèce de chalet apocryphe que j'habite à

côté d'Aix. Je ne veux m'occuper que de toi aujourd'hui. Ne me gronde pas si j'écris
comme un chat. C'est déjà beaucoup que de pouvoir écrire.
Elle a vingt-deux ans. C'est trop pour moi, n'est-ce pas? Je me le suis dit. C'est, en raison
de la précocité de son sexe et de l'expérience qu'elle a peut-être déjà du monde, dix ans de
plus que mes vingt-quatre ans; mais, quand je l'ai vue d'abord, je l'ai crue beaucoup plus
jeune. Son premier aspect est celui d'une enfant.
Tu vois que ce n'est pas d'Élise Marsanne que je te parle. Élise est une charmante
personne. J'ai fait tout mon possible pour désirer d'être son mari. Tu le désirais, toi, et tu
avais raisin. Elle est la fille de ton ami, elle est mon amie d'enfance. Je suis venu ici sous
prétexte de flâner comme elle, et au fond pour te complaire en m'attachant à cette belle et
chère enfant. Eh bien, je ne sais quel refus obstiné s'est fait entre nous. Je n'ai jamais pu
venir à bout de l'aimer autrement que comme ma soeur, et on n'épouse pas sa soeur.
Ne dis pas que je suis capricieux, non. Je n'ai point encore fini d'être naïf, et surtout je
n'ai pas travaillé à cesser de l'être; cela, je te le jure!
Et puis il n'y a pas de ma faute! Si Élise m'eût aimé,... que sait-on?... Mais point. Élise est
toujours notre Lisette si gaie, si franche, si gentille, et, disons-le aussi sans reproche, si
positive! Toujours la même raison enjouée, le même esprit d'ordre, les mêmes rires en
présence de tout ce qui sent l'exagération. C'est comme cela, tu sais bien, qu'elle appelle
tout ce qui émeut un peu vivement les autres, et il ne dépend pas de moi de n'être pas
facile à émouvoir, si bien que je suis un exagéré à ses yeux, et qu'elle me pardonne d'être
comme je suis. Elle est bien bonne, j'en suis très-reconnaissant; mais ce continuel pardon
amical me laisse calme, et tu m'as permis de ne pas me marier sans amour.
Lucie a donc vingt-deux ans. Lucie est brune, assez grande;... elle a des yeux.... Eh bien,
non, je ne peux pas te décrire Lucie.... Demande-moi la couleur des yeux et des cheveux
d'Élise, comment sont faits ses doigts et ses bagues, comment elle s'habille: je sais tout
cela, et je pourrais t'en faire un portrait aussi minutieusement étudié que si j'étais peintre;
mais Lucie, non! Pour moi, son image remplit le monde et ne saurait être concentrée.
Mon coeur m'étouffe, et ma main tremble rien qu'à écrire son nom!
Son père est le général La Quintinie, que tu ne connais pas, je pense, et qui commande
dans je ne sais quel département. Descend-il du La Quintinie des jardins du temps de
Louis XIV? Peu importe. Le grand-père maternel de Lucie, M. de Turdy, habite un
château qu'il a sur le lac du Bourget. Lucie a été élevée par ce grand-père et par une
grand'tante avec laquelle elle passe ses hivers à Chambéry. L'été, elle habite sans sa tante
le manoir de l'aïeul.
Elle a passé deux ou trois mois à Paris dans le couvent où était Élise Marsanne. Malgré
une certaine différence d'âge, elles s'aimaient beaucoup, et, en venant à Aix, Élise se
faisait une grande fête de la revoir. Elle a été tout de suite lui rendre visite avec sa mère.
Le soir même, elle m'a parlé d'elle.
«Si vous connaissiez Lucie, me disait-elle, vous n'auriez pas assez de mots à grand effet
dans votre vocabulaire exalté pour dire l'impression qu'elle vous causerait.

--C'est donc une merveille?
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