des barrières plus infranchissables que n'en mettait jadis entre les Capulet et les Montaigu la haine héréditaire de deux familles: en partant pour la campagne, Georges était donc parti pour l'exil. Deux ou trois de ses amis se souvenaient seuls qu'il habitait Maisons. Il vivait avec Tambour et causait avec ses livres. Ses habitudes étaient les plus régulières du monde; il ne savait jamais la veille ce qu'il ferait le lendemain. Il se couchait tard ou t?t, selon le temps, un jour avec le soleil, et le jour d'après avec la lune. S'il partait avec l'intention de lire dans quelque coin du bois, on le surprenait ramant sur la Seine avec l'ardeur inquiète d'un contrebandier. Il déjeunait tant?t chez lui, tant?t à l'auberge, ce qui, pour le dire en passant, faisait le désespoir de Pétronille, obligée de l'attendre auprès d'une c?telette qui noircissait sur le gril. Personne n'était plus actif ou plus paresseux: il battait la campagne comme un chasseur, ou restait étendu dans l'herbe comme un lazzarone; mais presque toujours Tambour était de la partie. Il faut dire cependant que Tambour, sauf les jours de chasse, avait des moeurs un peu bien vagabondes; il ne demeurait au logis que les jours de pluie et n'y rentrait qu'au moment des repas; il employait le reste du temps à courir de tous c?tés, poussant toutes les portes et s'occupant des affaires d'autrui avec une indiscrétion qui ne redoutait ni les remontrances ni les rebuffades. Aussit?t qu'on voyait appara?tre quelque part un museau couleur orange, on s'écriait: ?Voilà Tambour!? Il donnait un coup d'oeil par-ci, un coup de dent par-là, jouait avec les enfants, effrayait les poules, calinait la cuisinière et disparaissait.
On était alors, on le sait, vers la fin du mois de novembre; la campagne avait ces teintes pales et voilées qui plaisent quelquefois plus que les couleurs vives et l'éclat joyeux de l'été. Il n'y avait presque plus de feuilles aux arbres, si ce n'est aux chênes tout couronnés de rameaux que les premiers froids avaient enduits de rouille. Le soleil se montrait à peine. A toute minute, de grands vols de corbeaux traversaient le ciel gris et remplissaient l'espace de leurs cris sinistres. Georges ne rencontrait plus dans ses promenades que le piéton chargé de distribuer les lettres, et les pêcheurs avec lesquels il avait fait connaissance; mais cette solitude et l'apreté de la saison les lui rendaient plus chères, et jamais peut-être il ne les avait faites ni si longues ni si fréquentes.
Un matin donc, Georges était sorti d'assez bonne heure; il portait son fusil et traversa la prairie dans la direction de la Seine. La chasse est prohibée en tout temps dans le parc et les dépendances de Maisons; mais les chasseurs s'amusent quelquefois pendant l'hiver à tirer les oiseaux de passage qui s'abattent parmi les joncs du rivage, ou qu'on surprend dans les criques formées par le lit du fleuve. Telle n'était pas l'intention de Georges ce jour-là; il avait un fusil, parce que ce fusil s'était trouvé sous sa main au moment de quitter la Maison-Blanche. Tambour avait regardé son ma?tre, et, comprenant au mouvement de ses yeux qu'on n'avait nul besoin de lui, il était parti, la queue en l'air, à la recherche d'un certain taureau noir auquel il avait déclaré la guerre. Le taureau, qui était jeune et de bonne mine, avait accepté le défi, et, en preux chevalier, il mettait autant d'empressement à courir au-devant de Tambour que Tambour en mettait à courir au-devant de ses cornes. Le taureau, ayant levé son mufle, avait flairé le chien et était parti au galop; les deux adversaires se rencontrèrent à mi-chemin, et le combat s'engagea sur-le-champ dans la prairie.
Georges laissa l'épagneul aux prises avec le taureau, et atteignit bient?t les bords de la Seine. Deux corbeaux qui creusaient l'herbe à coups de bec, cherchant leur pature, partirent à sa vue; Georges les mit en joue et fit feu. Les deux corbeaux battirent de l'aile et s'enfoncèrent dans le ciel. ?Diables d'oiseaux! il est écrit que je les manquerai toujours!? dit Georges en frappant du pied.
Une bande de corbeaux s'éleva du bord de la rivière au bruit de cette double détonation, et se mit à voleter de tous c?tés. Les uns passaient au-dessus de la tête de Georges allant et venant, d'autres fuyaient à tire-d'aile du c?té de la forêt; quelques-uns, les plus hardis ou les plus jeunes, s'abattaient dans la prairie et couraient ?a et là. M. de Francalin rechargea son fusil et se mit à leur poursuite; mais les oiseaux vigilants s'éloignaient bient?t, et, quelle que f?t son activité à les tirer, il ne put en atteindre aucun. Le chasseur s'entêta, et, remarquant que les corbeaux traversaient le fleuve à toute minute, il pensa qu'il serait peut-être plus heureux en canot.
Il courut vers
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