Ma captivité en Abyssinie | Page 6

Henri Blanc
pour leurs propres
vêtements. Tout autour se dressent plusieurs tentes destinées à ses
secrétaires, à ses pages, à ses domestiques, ainsi qu'aux provisions qui
l'accompagnent. Lorsqu'il faisait un long séjour à un endroit, ses soldats
construisaient des huttes pour lui et pour son peuple, et l'on entourait le
tout d'une double ligne de défense. Bien que ne manquant pas de
bravoure, il ne laissa jamais rien au hasard. Pendant la nuit, la colline
sur laquelle il était établi était entourée de mousquetaires, et il ne
dormait jamais sans ses pistolets sous son oreiller et plusieurs fusils

chargés à ses côtés. Il avait une grande peur du poison et ne prenait
aucune nourriture qui n'eût été préparée par la reine ou sa remplaçante,
et goûtée soit par ses domestiques, soit par la reine elle-même. Il en
était de même pour sa boisson: que ce fût de l'eau, du tej ou de l'arrack,
jamais on ne présentait la coupe à Sa Majesté sans que l'échanson et
plusieurs de ceux qui étaient présents, eussent bu avant lui. Il fit
cependant une exception en notre faveur un jour qu'il visitait M.
Rassam à Gaffat. Pour montrer combien il respectait et estimait les
Anglais, il accepta du brandy, et sans souffrir que personne y goûtât
avant lui, il avala sans hésiter le breuvage tout entier.
C'était un mari très-jaloux, que l'empereur Théodoros. Non-seulement il
prenait les précautions que j'ai mentionnées plus haut, mais il ne
permettait jamais que la reine ou d'autres de ses femmes voyageassent
avec le camp, excepté cependant les derniers mois de sa vie, et lorsqu'il
ne pouvait faire autrement. Il marchait toujours de nuit bien caché, et
accompagné d'une forte garde d'eunuques. Malheur à celui qui les
rencontrait sur la route, et qui ne se hâtait pas de leur tourner le dos
jusqu'à ce qu'ils fussent passés! Une fois, un soldat, qui était de garde,
se glissa près de la tente de la reine, et s'enhardissant dans les ténèbres
de la nuit, il murmura à l'une des servantes la demande d'un verre de tej.
La servante le lui fit passer par-dessous la tente. Malheureusement il fut
aperçu par un des eunuques, qui le saisit et l'amena immédiatement
auprès de Sa Majesté. Après avoir entendu le récit de cette aventure,
Théodoros, qui était par bonheur bien disposé en ce moment, demanda
an coupable s'il aimait passionnément le tej; le pauvre malheureux tout
tremblant répondit que oui.--«Bien: donnez-lui-en deux wanchas[2]
pleines, afin de le rendre heureux,--ensuite administrez-lui cinquante
coups de girâf,[3] pour lui enseigner à ne pas aller une autre fois près
de la tente de la reine.» L'empereur Théodoros, qui avait une grande
connaissance des femmes de son pays, était convaincu que ces
précautions n'étaient pas inutiles. Dans l'une de ses visites à Magdala,
l'un des chefs de cette province, se plaignit à lui de ce qu'on avait
trouvé, dans la chambre de sa femme, un des officiers de la maison de
l'empereur. Théodoros se mit à rire et lui dit: «Quoi d'étonnant, fou que
vous êtes; je ne suis pas sûr de ma femme, moi, et pourtant je suis roi!»
Théodoros se levait toujours de grand matin; il ne consacrait que bien
peu d'instants au sommeil. Quelquefois à deux heures, le plus tard à

quatre, il sortait de sa tente et jugeait les causes qui lui étaient
présentées. Vers la fin, son caractère s'était tellement aigri qu'il tenait
les plaideurs à distance; toutefois il garda ses anciennes habitudes, et
l'on pouvait le voir tous les matins avant l'aurore, assis solitaire sur une
pierre, plongé dans de profondes méditations, ou dans une prière
silencieuse. Il fut toujours très-sobre pour sa nourriture et ne supporta
jamais les excès de table. Il faisait rarement plus d'un repas par jour;
lequel était composé d'_injera_[4] et de poivre rouge les jours de jeune;
de _wât_ (sorte de plat composé de poisson, de volaille ou de mouton)
les jours ordinaires. Les jours de fêtes, il donnait habituellement de
grands dîners à ses officiers et quelquefois même à toute son armée.
Dans ces festins, le _brindo_[5] était aussi bien accueilli par le
souverain que par les officiers. Dans ces repas publics, l'empereur était
habituellement assis sur une estrade élevée au bout de la table.
Personne, excepté peut-être M. Bell, n'a été vu mangeant des mêmes
mets apportés exprès pour Théodoros; mais lorsqu'il voulait
spécialement honorer quelqu'un de ses officiers, il lui envoyait de la
nourriture servie devant lui, ou les faisait placer sur son estrade à côté
de lui, ou bien encore, ce qui était un grand honneur, il faisait passer au
favori les restes de son propre dîner.
Cet infortuné Théodoros, quelques années avant sa mort, prit l'habitude
de s'enivrer. Jusqu'à trois ou quatre heures après-midi, il était en
possession de lui-même et recevait les affaires du jour; mais
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