au bon régime et à l'atmosphère de subordination invétérée que l'on trouvait au chateau et dans les dépendances.
Pour en revenir aux ? ma?tres ?, j'étais, cela va sans dire, le seul qui e?t toujours le devoir d'obéir, et jamais le droit de commander. Et encore je parle de l'autorité légitime et reconnue, car, en réalité, j'exer?ais une tyrannie occulte sur tous les gens de la maison, à l'exception de la cuisinière et du jardinier, êtres indépendants et fiers, sans doute à cause de leurs connaissances spéciales. Dans notre monarchie en miniature, ils jouaient le r?le de l'école polytechnique dans la grande famille de l'état.
Pour pénétrer dans la cuisine sans m'exposer à l'épouvantable avanie d'un torchon pendu à la ceinture de ma blouse, il me fallait un véritable sauf-conduit de l'autorité compétente. Quant au jardin, toute la partie réservée aux fruits constituait à mon égard un territoire de guerre, constamment infesté par la présence de l'ennemi, c'est-à-dire du jardinier, où je ne m'aventurais qu'avec des précautions et des ruses d'Apache. Aussi quelles délices quand je pouvais entamer de mes dents intrépides de maraudeur l'épiderme d'une pêche verte, ou la pulpe d'une grappe acide à faire danser les chèvres! Un des plus beaux souvenirs de ma première enfance est un certain automne pendant lequel tout le pays fut décimé par le choléra. La terreur générale était parvenue à ce point qu'on laissait pourrir sur pied tous les fruits quelconques, réputés homicides. Ma bonne chance voulut que, de toute la maison, mon ennemi le jardinier fut le seul qui prit la maladie, dont il réchappa, Dieu merci! J'ai consommé certainement, pendant ces trois semaines fortunées, plus d'abricots et de prunes de reine-Claude que je n'en absorbai et n'en absorberai pendant le reste de ma vie. Que les médecins daignent m'excuser si je ne suis pas mort: ce n'est point ma faute à coup s?r.
Dans la marche régulière des événements, j'étais placé sous l'autorité directe de ma mère, soumise elle-même de la fa?on la plus complète--en apparence--à l'autorité conjugale. J'ai tout lieu de croire que cette soumission extérieure cachait une réalité bien différente, car j'ai connu peu de femmes aussi belles et peu de maris aussi tendres. En dehors des réprimandes solennelles nécessitées par quelque méfait sérieux, et dont je restais ébranlé pendant quarante-huit heures, mon père n'intervenait dans ma vie que pendant deux ou trois heures de l'après-midi pour me conduire à la promenade, tant?t à pied, tant?t en voiture, puis à cheval, dès que mon age le permit. Je doute qu'il soit possible d'avoir autant d'adoration, de crainte et de respect tout à la fois pour le même homme que j'en avais pour lui. On aurait dit, d'ailleurs, qu'il réunissait plusieurs systèmes d'éducation dans une seule personne. Sévère, absolu, très avare de sourires tant que nous étions dans l'enceinte du chateau et du parc, il commen?ait à s'humaniser, à se dérider aussit?t que le dernier arbre de l'avenue était dépassé. Quand nous avions perdu les girouettes de vue, c'était un homme gai, affectueux, caressant, presque de mon age, dont je faisais tout ce que je voulais, en ayant bien soin, toutefois, d'opérer au comptant et non pas à terme, car, une fois rentrés au chateau, la fantaisie la mieux acceptée tout à l'heure devenait quelque chose de fou et d'inaccessible à l'égal de la lune.
La génération supérieure ne m'apparaissait guère qu'à l'heure des repas, qui étaient pour moi les deux moments scabreux de la journée. A onze heures toute la famille était réunie dans la salle à manger. Mon grand-père présidait, comme de juste, ayant de chaque c?té une de ses soeurs, l'une et l'autre ses a?nées, restées vieilles filles, faute de n'avoir pu trouver, grace à la ruine de 93, des maris d'assez bonne race. Elles approchaient alors de la quatre-vingt-dixième année, et je n'étonnerai personne en disant qu'elles ne brillaient point par la bienveillance. Grandes, majestueuses, droites comme des joncs, l'une brune, l'autre blonde (ce n'est que vers l'age de quinze ans que j'ai appris qu'elles portaient perruque), elles semblaient n'avoir conservé de toute leur existence qu'un seul souvenir, différent pour chacune d'elles. L'a?née avait eu l'honneur d'ouvrir le bal à Poitiers en donnant la main à Monsieur, frère du roi, lors de la rentrée des Bourbons. L'autre avait tiré la duchesse de Berri d'un mauvais pas, lors des soulèvements de 1832, en lui faisant traverser les troupes de Louis-Philippe dans sa voiture. Vingt fois j'ai frissonné au récit de cette odyssée menée à bien grace au sang-froid de ma tante qui, dans un moment difficile, avait détourné les soup?ons des voltigeurs en ordonnant à la princesse, déguisée en femme de chambre, de lui rattacher son soulier, trait historique dont elle n'était pas peu fière.
Leur frère, assis de l'autre c?té de la table, à droite de ma grand'mère, avait à
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