peine soixante-dix ans. Aussi le traitait-on comme un jeune homme qui n'a jamais rien fait d'utile, car il avait voyag�� dans divers pays de l'Europe durant les quarante premi��res ann��es de sa vie. L'oncle Jean se posait volontiers en artiste et professait, �� propos des derniers ��v��nements de notre histoire contemporaine, cette ind��pendance de jugements qu'on apprenait alors �� l'��tranger, mais qu'on apprend aujourd'hui, si je ne me trompe, sans ��tre oblig�� d'aller si loin. De plus, il parlait quelquefois de certaines ? belles dames ? qu'il avait connues. Dieu sait qu'il ��tait discret--je ne lui ai jamais entendu prononcer un nom--et qu'il se maintenait dans la plus louable r��serve, car les r��miniscences qu'il se permettait para?traient incolores et fades sous les ombrages de la cour des grandes de nos couvents actuels. N��anmoins, je me rendais d��j�� compte que ses fr��re, soeurs et belle-soeur le consid��raient en eux-m��mes comme un jeune ��cervel��, sujet �� caution sous le rapport de la foi, de la politique et des bonnes moeurs.
Pour ce motif inavou��, ce n'est pas sans un secret malaise que les _anc��tres_ voyaient mes t��te-��-t��te avec lui. Sans en avoir l'air, on les rendait aussi rares que possible. Par contre, on le devine, je n'aimais rien tant au monde que d'entendre les histoires de l'oncle Jean.
Un jour, en grimpant sur ses genoux et en fourrageant dans sa chevelure encore abondante, j'avais senti comme une moulure pouss��e dans son crane.
--Qu'est-ce qui vous a fait ?a, mon oncle? demandai-je.
--Une balle de pistolet.
--Ah! Pourquoi vous a-t-on tir�� une balle, mon oncle?
--Parce que je me suis battu.
--Contre les ennemis?
--Non, contre un monsieur.
--Qu'est-ce qu'il vous avait fait, le monsieur?
--Tu es trop petit pour comprendre. Mais si tu ne veux pas me faire de peine, aie soin de ne jamais parler �� personne de ce que je viens de te dire.
Bien des ann��es se sont pass��es avant que j'aie parl�� �� personne de la cicatrice de mon oncle, et avant que j'aie su ? ce que lui avait fait le monsieur ?.
Si enfant que je fusse alors, je comprenais d��j�� que l'oncle Jean avait en lui quelque chose de myst��rieux qui le mettait comme en dehors du reste de la famille. Il s'en d��tachait par une m��lancolie constante, non pas, Seigneur! que les autres fussent gais,--il serait aussi exact de dire qu'ils ��taient joueurs ou d��bauch��s;--mais la tristesse aigu? de ce membre de la famille semblait d��passer encore l'absence de gaiet�� qui ��tait l'��tat normal de l'ensemble. Au milieu de ce silence vide de personnes qui se taisaient, la plupart du temps, faute d'avoir une pens��e nouvelle �� transmettre, le mutisme grave, r��veur, voulu de cet homme dont l'intelligence me frappait d��j��, produisait le contraste d'un reflet sur l'ombre, de la chaleur sur le froid, de la vie sur la mort.
D'ailleurs, il suffisait de voir cette figure ��nergique, fatigu��e, travers��e souvent par des ��clairs brusques, bient?t r��prim��s, pour comprendre que l'oncle Jean, �� l'oppos�� de ses collat��raux des deux sexes, avait une histoire, une histoire qu'il avait r��solu de cacher. C'est sur lui que mes yeux se portaient le plus volontiers durant nos longues s��ances �� table--ces machoires octog��naires n'allaient pas vite en besogne--et quand je le revois en souvenir �� sa place, parmi les convives de la grande salle �� manger de Vaudelnay, je crois apercevoir une rang��e de frontons fun��raires, coup��e par une fa?ade aux volets clos, derri��re lesquels se devine la lampe allum��e du sage.
De tous les habitants du chateau, mon p��re et l'oncle Jean ��taient ceux dont les caract��res sympathisaient le moins. Entre eux, des chocs plus ou moins dissimul��s n'��taient point rares, et je dois avouer que c'��tait du c?t�� de mon oncle que les hostilit��s commen?aient le plus souvent, presque toujours sans motif pr��cis, comme il arrive lorsqu'un individu produit sur un autre une impression d'agacement perp��tuel. Je me rends compte aujourd'hui que l'oncle Jean reprochait �� son neveu de mener l'existence d'un inutile et d'un oisif. Or, de la meilleure foi du monde, mon p��re voyait dans ce renoncement volontaire au mouvement de son ��poque un titre de gloire, une immolation pleine de m��rite.
--Nous devons ob��ir au roi!
Combien de fois n'ai-je pas entendu r��p��ter cette phrase qui me transportait d'enthousiasme, d'autant plus que je ne la comprenais pas! Cependant le sourire douloureux que j'apercevais alors sur les l��vres de mon oncle ne laissait pas de troubler secr��tement la s��r��nit�� de ma croyance. Parfois les choses n'en restaient pas �� ce sourire muet. Deux ou trois r��pliques br��ves, sans signification pour moi, ��taient ��chang��es, apr��s lesquelles, d��s que la retraite ��tait possible, le baron se cantonnait chez lui comme un g��n��ral en chef qui, entour�� de forces sup��rieures, manoeuvre sur un terrain d��favorable. A des intervalles ��loign��s, il quittait Vaudelnay pour quelques jours, sous pr��texte de chasse ou de p��che dans
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.