Ménagerie intime | Page 9

Théophile Gautier
se hate de le faire. Jamais elle ne se trompe: Seulement, quand l'h?te lui est familier, elle grimpe sur les genoux du survenant, et tache d'attraper quelque bon lopin, par sa grace et ses caresses.
Mais en voilà assez; il ne faut pas ennuyer ses lecteurs. Les histoires de chats sont moins sympathiques que les histoires de chiens, mais cependant nous croyons devoir raconter la fin d'Enjolras et de Gavroche. Il y a dans le rudiment une règle ainsi con?ue: ?Sua eum perdidit ambitio?;--on peut dire d'Enjolras: ?sua eum perdidit pinguetudo?, son embonpoint fut la cause de sa perte. Il fut tué par d'imbéciles amateurs de civet. Mais ses meurtriers périrent dans l'année de la fa?on la plus malheureuse. La mort d'un chat noir, bête éminemment cabalistique, est toujours vengée.
Gavroche, pris d'un frénétique amour de liberté ou plut?t d'un vertige soudain, sauta un jour par la fenêtre, traversa la rue, franchit la palissade du parc Saint-James qui fait face à notre maison, et disparut. Quelques recherches qu'on ait faites, on n'a jamais pu en avoir de nouvelles; une ombre mystérieuse plane sur sa destinée. Il ne reste donc de la dynastie noire qu'Eponine, toujours fidèle à son ma?tre et devenue tout à fait une chatte de lettres.
Elle a pour compagnon un magnifique chat angora, d'une robe argentée et grise qui rappelle la porcelaine chinoise truitée, nommé Zizi, dit ?Trop beau pour rien faire.? Cette belle bête vit dans une sorte de kief contemplatif, comme un thériaki pendant sa période d'ivresse. On songe, en le voyant, aux Extases de M. Hochenez. Zizi est passionné pour la musique; non content d'en écouter, il en fait lui-même. Quelquefois, pendant la nuit, lorsque tout dort, une mélodie étrange, fantastique, qu'envieraient les Kreisler et les musiciens de l'avenir, éclate dans le silence: c'est Zizi qui se promène sur le clavier du piano resté ouvert, étonné et ravi d'entendre les touches chanter sous ses pas.
Il serait injuste de ne pas rattacher à cette branche Cléopatre, fille d'Eponine, charmante bête que son caractère timide empêche de se produire dans le monde. Elle est d'un noir fauve comme Mummia, la velue compagne d'Atta-Croll, et ses yeux verts ressemblent à deux énormes pierres d'aigue-marine; elle se tient habituellement sur trois pattes, la quatrième repliée en l'air, comme un lion classique qui aurait perdu sa boule de marbre.
Telle est la chronique de la dynastie noire. Enjolras, Gavroche, Eponine, nous rappellent les créations d'un ma?tre aimé. Seulement, lorsque nous relisons les Misérables, il nous semble que les principaux r?les du roman sont remplis par des chats noirs, ce qui pour nous n'en diminue nullement l'intérêt.

IV
C?Té DES CHIENS
On nous a souvent accusé de ne pas aimer les chiens. C'est là une imputation qui, au premier abord, n'a pas l'air bien grave, mais dont nous tenons, cependant à nous justifier, car elle implique une certaine défaveur. Ceux qui préfèrent les chats passent aux yeux de beaucoup de gens pour faux, voluptueux et cruels, tandis que les amis des chiens sont présumés avoir un caractère franc, loyal, ouvert, doué enfin de toutes les qualités qu'on attribue à la gente canine. Nous ne contestons nullement le mérite de Médor, de Turc, de Miraut et autres aimables bêtes, et nous sommes prêt à reconna?tre la vérité de l'axiome formulé par Charlet: ?Ce qu'il y a de mieux dans l'homme, c'est le chien.? Nous en avons possédé plusieurs, nous en avons encore, et si les dépréciateurs venaient à la maison, ils seraient accueillis par les aboiements grêles et furieux d'un bichon de la Havane et d'un lévrier qui leur mordraient peut-être les jambes. Mais notre affection pour les chiens est mélangée d'un sentiment de peur. Ces excellentes bêtes si bonnes, si fidèles, si dévouées, si aimantes, peuvent à un moment donné avoir la rage, et elles deviennent alors plus dangereuses que la vipère trigonocéphale, l'aspic, le serpent à sonnettes et le cobra-capello; et cela nous modère un peu dans nos épanchements. Nous trouvons aussi les chiens un peu inquiétants; ils ont des regards si profonds, si intenses; ils se posent devant vous avec un air si interrogateur, qu'ils vous embarrassent. Goethe n'aimait pas ce regard qui semble vouloir s'assimiler l'ame de l'homme, et il chassait l'animal en lui disant: ?Tu as beau faire, tu n'avaleras pas ma monade.?
Le Pharamond de notre dynastie canine se nommait Luther; c'était un grand épagneul blanc, moucheté de roux, bien coiffé d'oreilles brunes, chien d'arrêt perdu, qui, après avoir longtemps cherché ses ma?tres, s'était acclimaté chez nos parents demeurant alors à Passy. Faute de perdrix, il s'était adonné à la chasse aux rats, où il réussissait comme un terrier d'écosse. Nous habitions alors une chambrette dans cette impasse du Doyenné, disparue aujourd'hui, où Gérard de Nerval, Arsène Houssaye et Camille Rogier formaient le centre d'une petite bohème pittoresque et littéraire dont la vie
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 22
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.