comme de l'encre. Explique qui voudra ce mystère. C'était alors la grande vogue des Misérables de Victor Hugo; on ne parlait que du nouveau chef-d'oeuvre; les noms des héros du roman voltigeaient sur toutes les bouches. Les deux petits chats males furent appelés Enjolras et Gavroche, la chatte re?ut le nom d'Eponine. Leur jeune age fut plein de gentillesse, et on les dressa comme des chiens à rapporter un papier chiffonné en boule qu'on leur lan?ait au loin. On arriva à jeter la boule sur des corniches d'armoire, à la cacher derrière des caisses, au fond de longs vases, où ils la reprenaient très-adroitement avec leur patte. Quand ils eurent atteint l'age adulte, ils dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent dans le calme philosophique et rêveur qui est le vrai tempérament des chats.
Pour les gens qui débarquent en Amérique dans une colonie à esclaves, tous les nègres sont des nègres et ne se distinguent pas les uns des autres. De même, aux yeux indifférents, trois chats noirs sont trois chats noirs; mais des regards observateurs ne s'y trompent pas. Les physionomies des animaux diffèrent autant entre elles que celles des hommes, et nous savions très-bien distinguer à qui appartenaient ces museaux, noirs comme le masque d'Arlequin, éclairés par des disques d'émeraude à reflets d'or.
Enjolras, de beaucoup le plus beau des trois, se faisait remarquer par une large tête léonine à bajoues bien fournies de poils, de fortes épaules, un rable long et une queue superbe épanouie comme un plumeau. Il avait quelque chose de théatral et d'emphatique, et il semblait poser comme un acteur qu'on admire. Ses mouvements étaient lents, onduleux et pleins de majesté; on e?t dit qu'il marchait sur une console encombrée de cornets de Chine et de verres de Venise, tant il choisissait avec circonspection la place de ses pas. Quant à son caractère, il était peu sto?que; et il montrait pour la nourriture un penchant qu'e?t réprouvé son patron. Enjolras, le sobre et pur jeune homme, lui e?t dit sans doute, comme l'ange à Swedenborg: ?Tu manges trop!? On favorisa cette gloutonnerie amusante comme celle des singes gastronomes, et Enjolras atteignit une taille et un poids rares chez les félins domestiques. On eut l'idée de le raser à la fa?on des caniches, pour compléter sa physionomie de lion. On lui laissa la crinière et une longue floche de poils au bout de la queue. Nous ne jurerions pas qu'on ne lui e?t même dessiné sur les cuisses des favoris en c?telettes comme en portait Munito. Accoutré ainsi, il ressemblait, il faut l'avouer, bien moins à un lion de l'Atlas ou du Cap qu'à une chimère japonaise. Jamais fantaisie plus extravagante ne fut taillée dans le corps d'un animal vivant. Son poil rasé de près laissait transpara?tre la peau, prenait des tons bleuatres, les plus bizarres du monde, et contrastait étrangement avec le noir de sa crinière.
Gavroche était un chat à expression futée et narquoise, comme s'il e?t tenu à rappeler son homonyme du roman. Plus petit qu'Enjolras, il avait une agilité brusque et comique, et rempla?ait les calembours et l'argot du gamin de Paris par des sauts de carpe, des cabrioles et des postures bouffonnes. Nous devons avouer que, vu ses go?ts populaires, Gavroche saisissait au vol l'occasion de quitter le salon et d'aller faire, dans la cour et même dans la rue, avec des chats errants,
De naissance quelconque et de sang peu prouvé,
des parties d'un go?t douteux où il oubliait complétement sa dignité de chat de la Havane, fils de l'illustre Don-Pierrot-de-Navarre, grand d'Espagne de première classe, et de la marquise Do?a Séraphita, aux manières aristocratiques et dédaigneuses. Quelquefois il amenait à son assiette de patée, pour leur faire fête, des camarades étiques, anatomisés par la famine, n'ayant que le poil sur les os, qu'il avait ramassés dans ses vagabondages et ses écoles buissonnières, car il était bon prince. Les pauvres hères, les oreilles couchées, la queue entre les jambes, le regard de c?té, craignant d'être interrompus dans leur franche lippée par le balai d'une chambrière, avalaient les morceaux doubles, triples et quadruples; et, comme le fameux chien Siete-Aguas (sept eaux) des posadas espagnoles, rendaient l'assiette aussi propre que si elle avait été lavée et écurée par une ménagère hollandaise ayant servi de modèle à Mieris ou à Gérard Dow. En voyant les compagnons de Gavroche, cette phrase, qui illustre un dessin de Gavarni, nous revenait naturellement en mémoire: ?Ils sont jolis les amis dont vous êtes susceptible d'aller avec!? Mais cela ne prouvait que le bon coeur de Gavroche, qui aurait pu tout manger à lui seul.
La chatte qui portait le nom de l'intéressante Eponine avait des formes plus sveltes et plus délicates que ses frères. Son museau un peu allongé, ses yeux légèrement obliqués à la chinoise et d'un vert pareil à celui
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