Ménagerie intime | Page 5

Théophile Gautier
sur le morceau d'étoffe le plus propre à faire ressortir son duvet de cygne, qu'on était s?r de la trouver. Sa toilette lui prenait un temps énorme; sa fourrure était lissée soigneusement tous les matins. Elle se débarbouillait avec sa patte; et chaque poil de sa toison, brossé avec sa langue rose, reluisait comme de l'argent neuf. Quand on la touchait, elle effa?ait tout de suite les traces du contact, ne pouvant souffrir d'être ébouriffée. Son élégance, sa distinction éveillaient une idée d'aristocratie; et, dans sa race, elle était au moins duchesse. Elle raffolait des parfums, plongeait son nez dans les bouquets, mordillait, avec de petits spasmes de plaisir, les mouchoirs imprégnés d'odeur; se promenait sur la toilette parmi les flacons d'essence, flairant les bouchons; et, si on l'e?t laissé faire, elle se f?t volontiers mis de la poudre de riz. Telle était Séraphita; et jamais chatte ne justifia mieux un nom plus poétique.
à peu près vers cette époque, deux de ces prétendus matelots qui vendent des couvertures bariolées, des mouchoirs en fibre d'ananas et autres denrées exotiques, passèrent par notre rue de Longchamps. Ils avaient dans une petite cage deux rats blancs de Norvége avec des yeux roses les plus jolis du monde. En ce temps-là, nous avions le go?t des animaux blancs; et jusqu'à notre poulailler était peuplé de poules exclusivement blanches. Nous achetames les deux rats; et on leur construisit une grande cage avec des escaliers intérieurs menant aux différents étages, des mangeoires, des chambres à coucher, des trapèzes pour la gymnastique. Ils étaient là, certes, plus à l'aise et plus heureux que le rat de La Fontaine dans son fromage de Hollande.
Ces gentilles bêtes dont on a, nous ne savons pourquoi, une horreur puérile, s'apprivoisèrent bient?t de la fa?on la plus étonnante, lorsqu'elles furent certaines qu'on ne leur voulait point de mal. Elles se laissaient caresser comme des chats, et, vous prenant le doigt entre leurs petites mains roses d'une délicatesse idéale, vous léchaient amicalement. On les lachait ordinairement à la fin des repas; elles vous montaient sur les bras, sur les épaules, sur la tête, entraient et ressortaient par les manches des robes de chambre et des vestons, avec une adresse et une agilité singulières. Tous ces exercices, exécutés très-gracieusement, avaient pour but d'obtenir la permission de fourrager les restes du dessert; on les posait alors sur la table; en un clin d'oeil le rat et la rate avaient déménagé les noix, les noisettes, les raisins secs et les morceaux de sucre. Rien n'était plus amusant à voir que leur air empressé et furtif, et que leur mine attrapée quand ils arrivaient au bord de la nappe; mais on leur tendait une planchette aboutissant à leur cage, et ils emmagasinaient leurs richesses dans leur garde-manger. Le couple se multiplia rapidement; et de nombreuses familles d'une égale blancheur descendirent et montèrent les petites échelles de la cage. Nous nous v?mes donc à la tête d'une trentaine de rats tellement privés que, lorsqu'il faisait froid, ils se fourraient dans nos poches pour avoir chaud et s'y tenaient tranquilles. Quelquefois nous faisions ouvrir les portes de cette Ratopolis, et, montant au dernier étage de notre maison, nous faisions entendre un petit sifflement bien connu de nos élèves. Alors les rats, qui franchissent difficilement des marches d'escalier, se hissaient par un balustre, empoignaient la rampe, et, se suivant à la file avec un équilibre acrobatique, gravissaient ce chemin étroit que parfois les écoliers descendent à califourchon, et venaient nous retrouver, en poussant de petits cris et en manifestant la joie la plus vive. Maintenant, il faut avouer un béotisme de notre part: à force d'entendre dire que la queue des rats ressemblait à un ver rouge et déparait la gentillesse de l'animal, nous chois?mes une de nos jeunes bestioles et nous lui coupames avec une pelle rouge cet appendice tant critiqué. Le petit rat supporta très-bien l'opération, se développa heureusement et devint un ma?tre rat à moustaches; mais, quoique allégé du prolongement caudal, il était bien moins agile que ses camarades; il ne se risquait à la gymnastique qu'avec prudence et tombait souvent. Dans les ascensions le long de la rampe, il était toujours le dernier. Il avait l'air de tater la corde comme un danseur sans balancier. Nous compr?mes alors de quelle utilité la queue était aux rats; elle leur sert à se tenir en équilibre lorsqu'ils courent le long des corniches et des saillies étroites. Ils la portent à droite ou à gauche pour se faire contre-poids alors qu'ils penchent d'un c?té ou d'un autre. De là ce perpétuel frétillement qui semble sans cause. Mais quand on observe attentivement la nature, on voit qu'elle ne fait rien de superflu, et qu'il faut mettre beaucoup de réserve à la corriger.
Vous vous demandez sans doute comment des chats et
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