Ménagerie intime | Page 4

Théophile Gautier
champ de papier, faisant un mouvement de tête à chaque retour de ligne. Quelquefois il essayait de prendre part à notre travail et tachait de nous retirer la plume de la main, sans doute pour écrire à son tour, car c'était un chat esthétique comme le chat Murr d'Hoffmann; et nous le soup?onnons fort d'avoir griffonné des mémoires, la nuit, dans quelque gouttière, à la lueur de ses prunelles phosphoriques. Malheureusement ces élucubrations sont perdues.
Don-Pierrot-de-Navarre ne se couchait pas que nous fussions rentré. Il nous attendait au dedans de la porte et, dès notre premier pas dans l'antichambre, il se frottait à nos jambes en faisant le gros dos, avec un ronron amical et joyeux. Puis il se mettait à marcher devant nous, nous précédant comme un page, et, pour peu que nous l'en eussions prié, il nous e?t tenu le bougeoir. Il nous conduisait ainsi à la chambre à coucher, attendait que nous fussions déshabillé, puis il sautait sur notre lit, nous prenait le col entre ses pattes, nous poussait le nez avec le sien, nous léchait de sa petite langue rose, apre comme une lime, en poussant de petits cris inarticulés, exprimant de la fa?on la plus claire sa satisfaction de nous revoir. Puis, quand ses tendresses étaient calmées et l'heure du sommeil venue, il se perchait sur le dossier de la couchette et dormait là en équilibre, comme un oiseau sur la branche. Dès que nous étions éveillé, il venait s'allonger près de nous jusqu'à l'heure de notre lever.
Minuit était l'heure que nous ne devions pas dépasser pour rentrer à la maison. Pierrot avait là-dessus des idées de concierge. Dans ce temps-là nous avions formé, entre amis, une petite réunion du soir qui s'appelait ?la Société des quatre chandelles?, le luminaire du lieu étant composé, en effet, de quatre chandelles fichées dans des flambeaux d'argent et placées aux quatre coins de la table. Quelquefois la conversation s'animait tellement qu'il nous arrivait d'oublier l'heure, au risque, comme Cendrillon, de voir notre carrosse changé en écorce de potiron et notre cocher en ma?tre rat. Pierrot nous attendit deux ou trois fois jusqu'à deux heures du matin; mais, à la longue, notre conduite lui déplut, et il alla se coucher sans nous. Cette protestation muette contre notre innocent désordre nous toucha, et nous rev?nmes désormais régulièrement à minuit. Mais Pierrot nous tint longtemps rancune; il voulut voir si ce n'était pas un faux repentir; mais quand il fut convaincu de la sincérité de notre conversion, il daigna nous rendre ses bonnes graces, et reprit son poste nocturne dans l'antichambre.
Conquérir l'amitié d'un chat est chose difficile. C'est une bête philosophique, rangée, tranquille, tenant à ses habitudes, amie de l'ordre et de la propreté, et qui ne place pas ses affections à l'étourdie: il veut bien être votre ami, si vous en êtes digne, mais non pas votre esclave. Dans sa tendresse il garde son libre arbitre, et il ne fera pas pour vous ce qu'il juge déraisonnable; mais une fois qu'il s'est donné à vous, quelle confiance absolue, quelle fidélité d'affection! Il se fait le compagnon de vos heures de solitude, de mélancolie & de travail. Il reste des soirées entières sur votre genou, filant son rouet, heureux d'être avec vous et délaissant la compagnie des animaux de son espèce. En vain des miaulements retentissent sur le toit, l'appelant à une de ces soirées de chats où le thé est remplacé par du jus de hareng-saur, il ne se laisse pas tenter et prolonge avec vous sa veillée. Si vous le posez à terre, il regrimpe bien vite à sa place avec une sorte de roucoulement qui est comme un doux reproche. Quelquefois, posé devant vous, il vous regarde avec des yeux si fondus, si moelleux, si caressants et si humains, qu'on en est presque effrayé; car il est impossible de supposer que la pensée en soit absente.
Don-Pierrot-de-Navarre eut une compagne de même race, et non moins blanche que lui. Tout ce que nous avons entassé de comparaisons neigeuses dans la Symphonie en blanc majeur ne suffirait pas à donner une idée de ce pelage immaculé, qui e?t fait para?tre jaune la fourrure de l'hermine. On la nomma Séraphita, en mémoire du roman swedenborgien de Balzac. Jamais l'héro?ne de cette légende merveilleuse, lorsqu'elle escaladait avec Minna les cimes couvertes de neiges du Falberg, ne rayonna d'une blancheur plus pure. Séraphita avait un caractère rêveur et contemplatif. Elle restait de longues heures immobile sur un coussin, ne dormant pas, et suivant des yeux, avec une intensité extrême d'attention, des spectacles invisibles pour les simples mortels. Les caresses lui étaient agréables; mais elle les rendait d'une manière très-réservée, et seulement à des gens qu'elle favorisait de son estime, difficilement accordée. Le luxe lui plaisait, et c'était toujours sur le fauteuil le plus frais,
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