Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 9

François Pierre Guillaume Guizot
pour leur corps; des malades et des blessés refluant à l'intérieur; une nation mutilée et exténuée. Et à c?té de cette détresse matérielle, une grande perplexité morale, le trouble de sentiments contraires, le désir ardent de la paix et la haine violente de l'étranger; des alternatives, envers Napoléon, d'irritation et de sympathie, tant?t maudit comme l'auteur de tant de souffrances, tant?t célébré comme le défenseur de la patrie et le vengeur de ses injures. Et ce qui me frappait comme un mal bien grave, quoique je fusse loin d'en mesurer dès lors toute la portée, c'était la profonde inégalité de ces sentiments divers dans les diverses classes de la population. Au sein des classes aisées et éclairées, le désir de la paix, le dégo?t des exigences et des aventures du despotisme impérial, la prévoyance raisonnée de sa chute et les perspectives d'un autre régime politique dominaient évidemment. Le peuple, au contraire, ne sortait par moments de sa lassitude que pour se livrer à ses colères patriotiques et à ses souvenirs révolutionnaires; le régime impérial l'avait discipliné sans le réformer; les apparences étaient calmes, mais au fond on e?t pu dire des masses populaires, comme des émigrés, qu'elles n'avaient rien oublié ni rien appris. Point d'unité morale dans le pays; point de pensée ni de passion commune, malgré l'expérience et le malheur communs. La nation était presque aussi aveuglément et aussi profondément divisée dans sa langueur qu'elle l'avait été naguère dans ses emportements.
J'entrevoyais ces mauvais sympt?mes; mais j'étais jeune et bien plus préoccupé des espérances de l'avenir que de ses périls. J'appris bient?t à N?mes les événements accomplis à Paris; M. Royer-Collard m'écrivit pour me presser de revenir; je partis sur-le-champ, et peu de jours après mon arrivée, je fus nommé secrétaire général du ministère de l'intérieur, que le Roi venait de confier à l'abbé de Montesquiou.

CHAPITRE II.
LA RESTAURATION.
Mes sentiments en entrant dans la vie publique.--Vraie cause et vrai caractère de la Restauration.--Faute capitale du Sénat impérial.--La Charte s'en ressent.--Objections diverses à la Charte.--Pourquoi elles furent vaines.--Ministère du roi Louis XVIII.--Inaptitude des principaux ministres au gouvernement constitutionnel.--M. de Talleyrand.--L'abbé de Montesquiou.--M. de Blacas.--Louis XVIII.--Principales affaires auxquelles j'ai pris part à cette époque.--Présentation aux Chambres de l'exposé de la situation du royaume.--Loi sur la presse.--Ordonnance pour la réforme de l'instruction publique.--état du gouvernement et du pays.--Leur inexpérience commune.--Effets du régime de liberté.--Appréciation du mécontentement public et des complots.--Mot de Napoléon sur la facilité de son retour.
(1814-1815.)
Je n'hésitai point à entrer, sous de tels auspices, dans les affaires. Aucun engagement antérieur, aucun motif personnel ne me portaient vers la Restauration. Je suis de ceux que l'élan de 1789 a élevés et qui ne consentiront point à descendre. Mais si je ne tiens à l'ancien régime par aucun intérêt, je n'ai jamais ressenti contre l'ancienne France aucune amertume. Né bourgeois et protestant, je suis profondément dévoué à la liberté de conscience, à l'égalité devant la loi, à toutes les grandes conquêtes de notre ordre social. Mais ma confiance dans ces conquêtes est pleine et tranquille, et je ne me crois point obligé, pour servir leur cause, de considérer la maison de Bourbon, la noblesse fran?aise et le clergé catholique comme des ennemis. Il n'y a plus maintenant que des forcenés qui crient: ?A bas les nobles! à bas les prêtres!? Pourtant bien des gens honnêtes et sensés, et qui désirent ardemment que les révolutions finissent, ont encore au fond du coeur quelques restes des sentiments auxquels ce cri répond. Qu'ils y prennent garde: ces sentiments sont essentiellement révolutionnaires et antisociaux; l'ordre ne se rétablira point tant que les honnêtes gens les laisseront passer avec une secrète complaisance. J'entends cet ordre vrai et durable dont, pour durer elle-même et prospérer, toute grande société a besoin. Les intérêts et les droits conquis de nos jours ont pris rang dans la France, dont ils font désormais la vie et la force; mais parce qu'elle est pleine d'éléments nouveaux, la société fran?aise n'est pas nouvelle; elle ne peut pas plus renier ce qu'elle a été jadis que renoncer à ce qu'elle est aujourd'hui; elle établirait dans son sein le trouble et l'abaissement continus si elle demeurait hostile à sa propre histoire. L'histoire, c'est la nation, c'est la patrie à travers les siècles. Pour moi, j'ai toujours porté, aux faits et aux noms qui ont tenu une grande place dans notre destinée, un respect affectueux; et tout homme nouveau que je suis, quand le roi Louis XVIII est rentré la Charte à la main, je ne me suis point senti irrité ni humilié d'avoir à jouir de nos libertés, ou à les défendre, sous l'ancienne race des rois de France, et en commun avec tous les Fran?ais, nobles ou bourgeois, dussent leurs anciennes rivalités être encore quelque temps une source de méfiance et d'agitation.
Les étrangers! leur souvenir a été
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