Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 8

François Pierre Guillaume Guizot
hésiter d'être son organe. Mais il n'avait, comme ses collègues, point d'hostilité préméditée, ni d'engagement secret contre l'Empereur; ils ne voulaient tous que lui porter l'expression sérieuse du voeu de la France, au dehors pour une politique sincèrement pacifique, au dedans pour le respect des droits publics et l'exercice légal du pouvoir. Leur rapport ne fut que l'expression modérée de ces modestes sentiments. Avec de tels hommes, animés de telles vues, il était aisé de s'entendre; Napoléon ne voulut pas même écouter. On sait comment il fit tout à coup supprimer le rapport, ajourna le Corps législatif, et avec quel emportement à la fois calculé et brutal il traita, en les recevant le 1er janvier 1814, les députés et leurs commissaires: ?Qui êtes-vous pour m'attaquer? C'est moi qui suis le représentant de la nation. S'en prendre à moi, c'est s'en prendre à elle. J'ai un titre et vous n'en avez pas... M. La?né, votre rapporteur, est un méchant homme, qui correspond avec l'Angleterre par l'entremise de l'avocat Desèze. Je le suivrai de l'oeil. M. Raynouard est un menteur.? En faisant communiquer à la commission les pièces de la négociation, Napoléon avait interdit à son ministre des affaires étrangères, le duc de Vicence, d'y placer celle qui faisait conna?tre à quelles conditions les puissances alliées étaient prêtes à traiter, ne voulant, lui, s'engager à aucune base de paix. Son ministre de la police, le duc de Rovigo, se chargea de pousser jusqu'au bout l'indiscrétion de sa colère: ?Vos paroles sont bien imprudentes, dit-il aux membres de la commission, quand il y a un Bourbon à cheval.? Ainsi, dans la situation la plus extrême, sous le coup des plus éclatants avertissements de Dieu et des hommes, le despote aux abois faisait parade de pouvoir absolu; le conquérant vaincu laissait voir que les négociations n'étaient pour lui qu'un moyen d'attendre les retours des chances de la guerre; et le chef ébranlé de la dynastie nouvelle proclamait lui-même que l'ancienne dynastie était là, prête à lui succéder.
Le jour était venu où la gloire même ne répare plus les fautes qu'elle couvre encore. La campagne de 1814, ce chef-d'oeuvre continu d'habileté et d'héro?sme du chef comme des soldats, n'en porta pas moins l'empreinte de la fausse pensée et de la fausse situation de l'Empereur. Il flotta constamment entre la nécessité de couvrir Paris et sa passion de reconquérir l'Europe, voulant sauver à la fois son tr?ne et son ambition, et changeant à chaque instant de tactique, selon que le péril fatal ou la chance favorable lui semblait l'emporter. Dieu vengeait la justice et le bon sens en condamnant le génie qui les avait tant bravés à succomber dans l'hésitation et le tatonnement, sous le poids de ses inconciliables désirs et de ses impossibles volontés.
Pendant que Napoléon usait dans cette lutte suprême les restes de sa fortune et de sa puissance, il ne lui vint d'aucun point de la France, ni de Paris, ni des départements, et pas plus de l'opposition que du public, aucune traverse, aucun obstacle. Il n'y avait point d'enthousiasme pour sa défense et peu de confiance dans son succès; mais personne ne tentait rien contre lui; des conversations malveillantes, quelques avertissements préparatoires, quelques allées et venues à raison de l'issue qu'on entrevoyait, c'était là tout. L'Empereur agissait en pleine liberté et avec toute la force que comportaient son isolement et l'épuisement moral et matériel du pays. On n'a jamais vu une telle inertie publique au milieu de tant d'anxiété nationale, ni des mécontents s'abstenant à ce point de toute action, ni des agents si empressés à désavouer leur ma?tre en restant si dociles à le servir. C'était une nation de spectateurs harassés, qui avaient perdu toute habitude d'intervenir eux-mêmes dans leur propre sort, et qui ne savaient quel déno?ment ils devaient désirer ou craindre à ce drame terrible dont ils étaient l'enjeu.
Je me lassai de rester immobile à ma place devant ce spectacle, et ne prévoyant pas quand ni comment il finirait, je résolus, vers le milieu de mars, d'aller à N?mes passer quelques semaines auprès de ma mère que je n'avais pas vue depuis longtemps. J'ai encore devant les yeux l'aspect de Paris, entre autres de la rue de Rivoli que l'on commen?ait alors à construire, quand je la traversai le matin de mon départ: point d'ouvriers, point de mouvement, des matériaux entassés sans emploi, des échafaudages déserts, des constructions abandonnées faute d'argent, de bras et de confiance, des ruines neuves. Partout, dans la population, un air de malaise et d'oisiveté inquiète, comme de gens à qui manquent également le travail et le repos. Pendant mon voyage, sur les routes, dans les villes et dans les campagnes, même apparence d'inaction et d'agitation, même appauvrissement visible du pays; beaucoup plus de femmes et d'enfants que d'hommes; de jeunes conscrits tristement en marche
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