de Chateaubriand en fut très-touché et s'empressa de me le témoigner. Mes articles devinrent entre nous l'objet d'une correspondance qu'aujourd'hui encore je ne relis pas sans plaisir[1]. Il m'expliquait ses intentions et ses raisons dans la composition de son po?me, discutait avec quelque susceptibilité, et même avec un peu d'humeur cachée sous sa reconnaissance, les critiques mêlées à mes éloges, et finissait par me dire: ?Au reste, monsieur, vous connaissez les tempêtes élevées contre mon ouvrage et d'où elles partent. Il y a une autre plaie qu'on ne montre pas et qui, au fond, est la source de la colère; c'est ce _Hiéroclès_ qui égorge les chrétiens au nom de la philosophie et de la _liberté_. Le temps fera justice si mon livre en vaut la peine, et vous haterez beaucoup cette justice en publiant vos articles, dussiez-vous les changer et les mutiler jusqu'à un certain point. Montrez-moi mes fautes, monsieur; je les corrigerai. Je ne méprise que les critiques aussi bas dans leur langage que dans les raisons secrètes qui les font parler. Je ne puis trouver la raison et l'honneur dans la bouche de ces saltimbanques littéraires aux gages de la police, qui dansent dans le ruisseau pour amuser les laquais...
[Note 1: J'insère dans les _Pièces historiques_, placées à la fin de ce volume, trois des lettres que M. de Chateaubriand m'écrivit à cette époque et à ce sujet. (_Pièces historiques_, n° I.)]
Je ne renonce point à l'espoir d'aller vous chercher, ni à vous recevoir dans mon ermitage: les honnêtes gens doivent, surtout à présent, se réunir pour se consoler; les idées généreuses et les sentiments élevés deviennent tous les jours si rares qu'on est trop heureux quand on les retrouve... Agréez de nouveau, je vous en prie, l'assurance de ma haute considération, de mon dévouement sincère, et, si vous le permettez, d'une amitié que nous commen?ons sous les auspices de la franchise et de l'honneur.?
Entre M. de Chateaubriand et moi, la franchise et l'honneur ont persisté, à coup s?r, à travers nos luttes politiques; mais l'amitié n'y a pas survécu. Lien trop beau pour ne pas être rare, et dont il ne faut pas prononcer si vite le nom.
Quand on a vécu sous un régime de vraie et sérieuse liberté, on a quelque envie et quelque droit de sourire en voyant ce qui, dans d'autres temps, a pu passer pour des actes d'opposition factieuse selon les uns, courageuse selon les autres. En ao?t 1807, dix-huit mois avant la publication des Martyrs, je m'arrêtai quelques jours en Suisse en allant voir ma mère à N?mes, et dans le confiant empressement de ma jeunesse, aussi curieux des grandes renommées qu'encore inconnu moi-même, j'écrivis à madame de Sta?l pour lui demander l'honneur de la voir. Elle m'invita à d?ner à Ouchy, près de Lausanne, où elle se trouvait alors. J'étais assis à c?té d'elle; je venais de Paris; elle me questionna sur ce qui s'y passait, ce qu'on y disait, ce qui occupait le public et les salons. Je parlai d'un article de M. de Chateaubriand dans le Mercure qui faisait du bruit au moment de mon départ. Une phrase surtout m'avait frappé, et je la citai textuellement, car elle s'était gravée dans ma mémoire: ?Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la cha?ne de l'esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrace, l'historien para?t chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère; Tacite est déjà né dans l'Empire; il cro?t inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du ma?tre du monde.? Mon accent était sans doute ému et saisissant, comme j'étais ému et saisi moi-même; madame de Sta?l me prit vivement par le bras en me disant: ?Je suis s?re que vous joueriez très-bien la tragédie; restez avec nous et prenez place dans Andromaque.? C'était là, chez elle, le go?t et l'amusement du moment. Je me défendis de sa bienveillante conjecture, et la conversation revint à M. de Chateaubriand et à son article, qu'on admira beaucoup en s'en inquiétant un peu. On avait raison d'admirer, car la phrase était vraiment éloquente, et aussi de s'inquiéter, car le Mercure fut supprimé précisément à cause de cette phrase. Ainsi l'empereur Napoléon, vainqueur de l'Europe et ma?tre absolu de la France, ne croyait pas pouvoir souffrir qu'on d?t que son historien futur na?trait peut-être sous son règne, et se tenait pour obligé de prendre l'honneur de Néron sous sa garde. C'était bien la peine d'être un si grand homme pour avoir de telles craintes à témoigner et de tels clients à protéger!
Les esprits élevés et un peu susceptibles pour le compte de la dignité humaine avaient
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